Tradition ou modernité ?

lundi 13 mai 2019
"J'aime plus les films indiens, y'a plus le charme à l'ancienne de Bollywood..." "Les films sont trop américanisés aujourd'hui, ça devient même vulgaire, les vieux films indiens me manquent." "J'ai l'impression qu'ils ont perdu leur identité et leur pudeur."

Comme beaucoup ont dû le constater, le cinéma indien se modernise et s'occidentalise de plus en plus. Il se diversifie aussi, au risque de ressembler parfois à de mauvais remakes de films d'action US. Alors que la caractéristique principale du cinéma hindi aux yeux du public occidental est son amour et son exposition de la tradition, les sarees chatoyants sont de plus en plus troqués contre des tenues plus sportswear, ou même plus osées. Tradition ou modernité, le débat est lancé !

La mondialisation tue-t-elle la culture indienne ?

Telle est la question que se posent les amateurs de cinéma indien, tant les mutations en trois décennies sont impressionnantes : des films de plus en plus courts afin de correspondre au format standard occidental, des scènes de baisers voire de sexe devenues monnaie courante, les genres cinématographiques qui se diversifient, des acteurs métisses ou étrangers introduits dans l'industrie, une musique axée pop/électro...

Voici la plupart des raisons pour lesquelles l'industrie indienne semble se dénaturer pour tendre vers un cinéma plus universel.

C'est en tout cas ce que semblent penser nombre de fans. En effet, des années durant, le monde a sous-estimé les capacités des pays émergents tels que l'Inde à exister en matière de divertissement et surtout en termes de médias. De plus, le côté traditionnel de Bollywood était considéré comme étant contre-culturel vis-à-vis d'un public occidental aux mœurs opposées. Le cinéma indien serait trop exotique, trop ancré dans l'identité même du pays. Mais depuis quelques années, les industries créatives du monde ressentent le besoin de se renouveler et d'expérimenter. Du coup, ce qui était contre-culturel devient grand public. D'où l'essor du cinéma indien qui, paradoxalement, tente de modifier ses codes pour mieux s'adapter à la globalisation.

La particularité de Bollywood se mêle à des codes plus ancrés dans la "american way of life". D'ailleurs, les résultats sont là : si des films "classiques" comme Lagaan ou Devdas se sont fait remarquer lors de nombreux festivals internationaux, des œuvres plus engagées et moins codées culturellement comme Taare Zameen Par ou My Name Is Khan ont disposé de sorties internationales. Mais il n'y a pas que le marché étranger qui est visé par les producteurs : la nouvelle génération indienne est elle aussi très friande de ces long-métrages occidentalisés "made in India". Les goûts des jeunes ont évolué, et la jeunesse indienne s'identifie à ces héros modernes et citadins, vivant dans les quartiers aisés de la capitale ou à l'étranger. Une demande qui explique sans doute les succès de films d'action comme Dhoom 3 ou Tiger Zinda Hai, de comédies comme Happy New Year ou 3 Idiots, ou encore de films semi-commerciaux comme Andhadhun ou Kaminey.

Une mondialisation qui se ressent aussi via la musique : les instruments traditionnels tels que le sitar ou la flûte côtoient les guitares électriques et les platines de DJ, les voix légendaires de Lata Mangeshkar et Asha Bhosle ont cédé leurs places aux voix de la dynamique Sunidhi Chauhan ou de la rappeuse Hard Kaur. Pour ce qui est des scènes chantées justement, les danses classiques indiennes telles le kathak ou le bharatanatyam se mêlent aux déhanchés et mouvements les plus célèbres de hip-hop et de modern jazz.

Si la société est en pleine mutation, il en est de même pour le cinéma, qui change littéralement depuis plusieurs années.

L'Inde conservatrice se met à parler d'homosexualité (Dostana, Kapoor and Sons), de prostitution (Laaga Chunari Mein Daag, Chameli) ou encore de corruption (Rang De Basanti, Singham) presque sans tabou, et ce par le biais du cinéma, sans doute meilleur vecteur de pensées dans un pays aux opinions encore archaïques tel que l'Inde.

La mondialisation est taxée de tous les maux. Elle tuerait l'essence de la culture indienne et son charme, elle réduirait à néant la pudeur des films d'antan, elle se calquerait trop sur les films occidentaux... Pourtant, en y réfléchissant bien, l'évolution du cinéma indien a eu du bon. Il a permis à des œuvres plus singulières et engagées de se faire une place. Un film comme Pink, Kahaani 2 ou encore The Dirty Picture aurait-il survécu au box-office des années 1990 ou des années 1970 ? Probablement pas. Le cinéma évolue au même titre que la société qu'il vient servir. Les indiens consomment des films différemment d'il y a 20 ans, et c'est une bonne chose puisque des acteurs tels que Rajkummar Rao, Ayushmann Khurrana ou encore Bhumi Pednekar peuvent désormais fédérer autant que des enfants de la balle comme Alia Bhatt ou Sonam Kapoor. Si les films engagés et semi-commerciaux ont toujours existé en Inde, ils ont toujours occupé une place en marge par rapport aux œuvres plus classiques et populaires. Aujourd'hui, le public est prêt à donner de son temps et de son argent à des films qui ne rentrent plus dans les codes d'antan.

Aussi, les cinéastes indiens s'autorisent à parler de sujets qui fâchent, à utiliser le cinéma pour faire bouger les mœurs et l'ordre établi.

Le Bollywood d'aujourd'hui donne l'espace, la légitimité et la reconnaissance qui revient à des réalisateurs comme Anurag Kashyap (No Smoking, Mukkabaaz), Vishal Bhardwaj (Haider, Maqbool), Alankrita Srivastava (LIpstick Under My Burkha, Turning 30) ou encore Ashwini Iyer Tiwari (Chanda, une mère indienne, Bareilly Ki Barfi), là où le Bollywood des années 1990 ne leur aurait sans doute pas permis de durer et de s'exprimer avec autant d'aplomb. Et malgré la place de plus en plus importante qu'occupe cette modernité dans l'industrie, la culture locale ne se meurt pas pour autant, comme en témoignent les succès des films Vivah en 2006 et Rab Ne Bana Di Jodi en 2008. Plus récemment, des oeuvres qui revendiquent leur 'indianité' comme le diptyque Baahubali ou Padmaavat ont battu tous les records au box-office. Et même si le plébiscite des grosses productions à l'américaine est assez colossal, on sent tout de même le besoin du public de revenir aux sources, avec des films plus populaires, plus indiens, plus typiques, comme à l'époque des blockbusters Dilwale Dulhania Le Jayenge, Hum Aapke Hain Koun ou encore La Famille Indienne.

La population modeste a besoin de voir sur les écrans des personnages qui lui ressemblent, moins flamboyants, moins héroïques.

Ce sont des œuvres auxquelles le public indien restera fidèle, car elles sont tout bonnement l'essence même du cinéma local, la marque de fabrique de l'industrie bollywoodienne : des intrigues improbables avec des héros ordinaires.

Car il y a aujourd'hui un souci de réalité de plus en plus criant dans les œuvres de Bollywood, qu'elles soient indépendantes ou commerciales. La culture est là, mais de façon beaucoup moins policée et aseptisée. On voit de vrais quartiers, des héros de la classe moyenne voire des zones rurales. On voit bien des sarees, mais ceux qui sont abordables. Les héros mangent local, de pani puri en dosa. Ils se déplacent en rickshaw ou en mobylette dans les étroites ruelles de leurs quartiers populaires. Qu'il s'agisse de films populaires (Sultan, Gully Boy, Jolly LLB 2) ou d'oeuvres à plus petit budget (Badhaai Ho, Hindi Medium, Ishaqzaade), le cinéma indien n'aura jamais été aussi proches de son public.

Détrompez-vous, Bollywood n'a rien perdu de son attachement pour sa culture.

Mais sa représentation est aujourd'hui plus juste et plus fidèle à ce que les indiens vivent vraiment. L'industrie du rêve a changé son fusil d'épaule et décide de donner au public l'occasion de se projeter dans les héros qu'on lui présente. Aujourd'hui plus que jamais, les indiens peuvent s'identifier aux protagonistes des films qui leur sont présentés, et se prendre à rêver au même destin.

Et c'est là, la véritable magie de Bollywood !
mots par
Asmae Benmansour-Ammour
« Quand Nivin Pauly a dit mon prénom, je ne m'en souvenais même plus moi-même. »
lui écrire un petit mot ?