Nous sommes en 2019, tout va bien...

mercredi 16 janvier 2019
culte de la blancheur inde cinéma Sargun Mehta Kala Shah Kala
Pour ceux qui me lisent depuis quelques années (et pour ceux qui me connaissent personnellement encore plus), vous savez que je suis une fervente admiratrice de l’actrice punjabi Sargun Mehta, dont je suis la carrière depuis ses débuts à la télévision. En 2015, elle faisait ses débuts à Pollywood avec le film Angrej, et mon admiration pour elle n’a eu de cesse de s’accroître depuis… Jusqu’à ce jour.

Alors, évitons les discours tranchés ou fatalistes. Il ne s’agit effectivement que d’une affiche et j’attends de voir la bande-annonce avec une certaine impatience pour me faire une idée plus précise de ce qui m’attend. Cela dit, je me permets d’ores et déjà de réagir. Voici la première affiche de Kala Shah Kala, le prochain film de Sargun Mehta avec Binnu Dhillon


Le truc, c’est que Binnu Dhillon, ici apparaissant avec un teint très foncé, ressemble en réalité à ça… Et là, je sais ce que vous allez me dire. Que nombre d’acteurs indiens sont passés sur la table de bronzage pour incarner des rôles au cinéma, de Karthi dans Paruthiveeran (2007) à Parvathy dans Poo (2008) en passant par Iniya dans Vaagai Sooda Vaa (2011). Sauf que là, le changement de couleur de peau servait un propos, avec des personnages qui travaillent pour beaucoup en tant que manutentionnaires sous un soleil de plomb. Et sans jamais les définir par la couleur de leur teint…

Parce que le titre de ce projet, Kala Shah Kala, m’inquiète également. Manifestement (d’après Wikipédia) traduisible par « purement noir », je m’inquiète de la démarche de ce film. Un héros à la peau foncée illustré comme repoussant aux yeux d’une héroïne au teint clair ? D’ailleurs, pourquoi avoir grimé Binnu Dhillon, donnant au passage l’impression de se moquer allègrement des gens à la peau noire ? N’aurait-il pas été judicieux, dans le but de dénoncer les discriminations, de faire appel à un acteur à la peau naturellement tannée et ne pas donner le sentiment d’un grand foutage de gueule ?

Je ne parlerai pas du blackface ni de son histoire pour la communauté africaine. L’affaire Antoine Griezmann en dit déjà assez long. Mais en Inde, la problématique est au moins aussi grave. C’est connu, le sous-continent (par le biais de ses publicités comme de ses stars de cinéma) manifeste une obsession inquiétante pour la blancheur. Plus votre teint est clair, plus vous êtes beau.

De fait, quelqu’un qui aurait la peau plus tannée, voire carrément sombre, serait d’une mocheté sans nom ? On en est encore là en 2019, à l’ère du body-positive et des influenceurs qui s’assument ? Donc, en 2019, la couleur de la peau d’un homme peut toujours être sujette à moquerie ? Peu importe qu’à la fin, il finisse avec l’héroïne parce qu’il a un cœur d’or. Car le message de départ est déjà une erreur. En tout cas le message que communique cette affiche. Je suis en colère parce que je pensais que le cinéma indien avait dépassé cela. Et entendons-nous, je ne stigmatise pas du tout le cinéma punjabi ! Je peux d’ailleurs vous conseiller de nombreux métrages de cette industrie que j’ai adorés (Punjab 1984, Dil Apna Punjabi, Qismat, Lahoriye…) dont les messages sont aussi forts qu’intelligibles.

Alors peut-être que je fais fausse route et que dans quelques mois, après avoir donné sa chance au film, je me répandrai en excuses pour l’avoir mal jugé. Mais il n’empêche, je trouve que c’est dramatique de faire un cinéma qui surfe sur les clichés, donnant le sentiment de les entretenir, par ailleurs. Et une nouvelle fois, je n’attaque pas Sargun Mehta, Binnu Dhillon ni son équipe, mais je me permets de venir remettre en question une mentalité où les discriminations sont normalisées au nom de la liberté d’expression ou de l’humour. On l’a vu en France avec le succès d’Epouse-moi mon pote, exemple criant d’homophobie ordinaire. Dans ces cas-là, on ne rit pas avec la communauté homosexuelle, on rit d’elle.

L’Inde n’est d'ailleurs pas mal non plus, dans son genre. Dans le film Gunde Jaari Gallanthayyinde (voir en image), les scènes supposément comiques du film illustrent un personnage homosexuel qui est surtout un pervers qui rentre dans l’archétype de la grande folle, qui porte du rouge à lèvres et qui agresse sexuellement les hommes qu’il convoite.

Dans un autre film de l’acteur Nithiin (décidément !) intitulé Heart Attack (voir en image), l’amie de l’héroïne s’éprend d’un homme d’origine africaine. Et cet amour est sujet à moquerie de la part du père de cette dernière, dont les lamentations constituent l’essentiel de ses scènes à l’écran.

Et si j'ai choisi des films télougous pour illustrer mon propos (tous les deux de gros succès au box-office), le cinéma hindi n'est hélas pas en reste.



La vraie question que je viens soulever, c'est de savoir comment se fait-il qu'à notre époque, des messages aussi douteux soient toujours véhiculés avec une telle décontraction au cinéma. On peut bien entendu se moquer des clichés, s'en amuser pour mieux les déconstruire. Dostana (2008) le faisait parfaitement, par exemple. En revanche, les exploiter pour, en conclusion du métrage, les maintenir sans chercher à les remettre en doute, ça m'interpelle et très sincèrement, ça me dérange à un point que vous ne pouvez même pas imaginer. Et c'est justement parce que je suis très attachée à la fonction divertissante (au sens où Pascal l'entend) et lâcher-prise du cinéma que je ne peux cautionner ces raccourcis grotesques. Parce que je veux rire de tout, mais pas au détriment de qui que ce soit.

Et vous, quel est votre ressenti ?



mots par
Asmae Benmansour-Ammour
« Quand Nivin Pauly a dit mon prénom, je ne m'en souvenais même plus moi-même. »
lui écrire un petit mot ?