Bolly&co Magazine

Aisha vs Emma

20 mai 2018
livre film aisha emma jane austen sonam kapoor — Cet article a été publié dans le numéro 13 de Bolly&Co, page 88.

Les films racontent une histoire, tout comme les livres. Cela n'a rien de nouveau, que ce soit en Inde ou dans n'importe quelle autre industrie cinématographique, beaucoup de scripts sont basés sur des histoires déjà écrites par des auteurs littéraires. Mais que se passe-t-il quand ces histoires se transforment visuellement ? Comment l'adaptation se fait-elle ? Où les cinéastes ont-ils échoué ou, au contraire, réussi leur pari ?

Bolly&Co a décidé de se pencher sur ces projets officiellement inspirés d'ouvrages...


L'histoire générale



Emma
ÉCRIT PAR JANE AUSTEN, EN 1815.

Emma Woodhouse vit à Hartfield avec son père. Cette jolie jeune femme ne cherche point à se marier. En revanche, elle réussit fort bien à trouver ceux qui seront parfaits l’un pour l’autre, comme avec sa gouvernante, Miss Taylor, qui a récemment épousé Mr Weston… Un jour, en rencontrant Harriet Smith, celle-ci se dit qu’elle serait parfaite pour Mr Elton, sans se rendre compte des sentiments du garçon à son égard...

Aisha
RÉALISÉ PAR RAJSHREE OJHA, EN 2010.

Dans la haute société de Delhi, Aisha (Sonam Kapoor) est une jeune et riche célibataire qui a un don pour trouver les partenaires idéaux pour ses amis, sa tante fraîchement mariée en est la preuve. Sous l’œil critique de son voisin et ami Arjun (Abhay Deol), elle tente de rapprocher sa nouvelle amie Shefali (Amrita Puri) de Randhir (Cyrus Sahukar), un ami de longue date fortuné dont elle ne remarque pas les sentiments à son égard...

Avant de commencer, il faut savoir qu’à sa sortie, Aisha a été énormément critiqué :

Il y avait effectivement beaucoup de Clueless (film américain adapté d’Emma, sorti en 1995) dans Aisha. Pourtant, il y avait aussi des différences. Par exemple, le personnage de Pinky Bose ne peut être relié qu’à celui de Dionne, puisqu’inexistant dans l’œuvre de Jane Austen. Les clins d’œil sont nombreux, les deux histoires se déroulant dans un milieu moderne et riche où le personnage féminin est une addict du shopping, franchement pourrie gâtée. Pour ma part, je ne veux pas pointer du doigt Aisha et le balancer dans la catégorie du plagiat puisque ce n’est vraiment pas le cas.

D'autant qu'Aisha suit un peu plus le livre et c'est pour cela que j'ai tenu à faire le lien. La trame est là. Les liens sont peut-être moins évidents à trouver sous la dose de fringues de haute couture digne du Diable s’habille en Prada, mais l’évolution d’Aisha est en tout point similaire à celle d’Emma, écrit des siècles plus tôt.

A mes yeux, Aisha a réussi son pari de film moderne, sympathique et léger, adaptant une histoire déjà vue et revue pour un public jeune qui pourra s’identifier aux personnages et à leurs situations.

Il propose aussi quelque chose de nouveau à Bollywood, sans être décalé. Loin d’être une comédie romantique basique, le film a décidé de suivre le même cheminement que le livre : aller plus en profondeur sur le quotidien de ses protagonistes, creusant les jugements parfois hâtifs qu’on peut avoir sur eux. De plus, il met en lumière le mélange occidental et traditionnel indien, très présent dans les hautes sphères, où certains délaissent volontiers Sabyasachi pour du Dior.

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Les personnages



Emma Woodhouse/Aisha Kapoor

Jeune, jolie, riche, sociable… Emma et Aisha sont les mêmes. Mais Emma est bien plus antipathique et prétentieuse que sa version indienne, dont le principal défaut est surtout sa superficialité. Les deux femmes veulent bien faire, négligeant parfois l’essentiel et interprétant de travers les situations. Sonam Kapoor était le choix idéal pour jouer les Emma des temps modernes. Pas parfaite, un peu creuse, le physique d’une mannequin… Elle est Aisha à 100%, avec ses défauts, ses petites crises, ses larmes, ses objectifs et son entêtement.

Emma/Aisha fait attention à ses proches, à ceux qu’elle aime, mais s’éloigne très vite de ceux qui n’ont pas un statut social équivalent au sien ou qui risquent d’influencer sa propre réputation. Un cliché, certes, mais aussi une réalité. Les nobles ne se mélangent pas…

Pinky Bose

Le personnage n’existe pas dans le livre de Jane Austen. Pourtant, il constitue l’un de mes favoris. Pinky Bose, c’est la meilleure amie décalée, indécise, ouverte et sans tabou. Elle est la meilleure amie de toujours, celle qui a grandi avec Aisha et qui la connait parfaitement. D’une certaine façon, elle est aussi celle qui ramène Aisha sur terre.

Mr Knightley/Arjun Burman

Tout comme le livre, Arjun est le petit-frère du beau-frère d’Aisha. Voisin, ami de longue date, il a en quelques sortes toujours fait partie de sa vie.

Comme dans le livre, il est celui qui confronte toujours Aisha dans ses discours. Il la remet en question, comprenant toujours ce qu’elle ne saisit pas. Cependant, ici, Abhay Deol livre une prestation très légère. Loin d’avoir les 37 ans de Mr Knightley, il est celui avec qui Aisha se chamaille constamment, donnant très vite à voir un lien sincère entre les deux personnages. Abhay est formidable, très attachant et au regard très expressif. Il apprécie Aisha, malgré ses défauts et ses faux pas, et c’est bien pour ça qu’il agit avec elle de la sorte. Mr Knightley possède ce même trait, car en face d’Emma, son affection est palpable. Il fait attention à elle, il s’intéresse à elle et il la considère pour ce qu’elle est réellement, l’ayant vu grandir et s’épanouir.

Mr Elton/Randhir Gambhir

Mr Elton est « parfait ». Du moins, c’est ce que tout le monde pense à Highbury. Beau, bien éduqué, il est le parti idéal pour toutes les jolies femmes en recherche d’un mari convenable. Mais pas pour Emma qui, ayant pourtant conscience de ses atouts, ne s’imagine pas une seconde à ses côtés. Dans Aisha, il est directement dépeint comme un looser. Une connaissance de longue date qui la suit depuis toujours et qu’elle n’apprécie pas des masses. Un peu lourd, un peu maladroit, pas forcément des plus attirants malgré l’argent de sa famille. Finalement, j’ai assez apprécié ce décalage, qui rendait très humain un Mr Elton parfois trop effacé. Dans les deux cas, une chose ne change pas : l’admiration que le garçon a pour Emma/Aisha et que tout le monde remarque, à part elle…

Harriet Smith/Shefali Thakur

Amrita Puri est la révélation de ce chick-flick. Dans la peau de Shefali, la jolie demoiselle orpheline qui deviendra la nouvelle amie (et le nouveau projet) d’Aisha, elle est impeccable, pleine de tendresse et de bonne volonté. Elle incarne une fille bien, généreuse, sensible et un peu gauche. Tout comme dans le livre, c’est une orpheline. Mais contrairement à l’ouvrage, ce n’est pas une campagnarde à la recherche d’un mari ! Pourtant, c’est l’excuse parfaite pour adapter son histoire dans la version indienne, la première scène étant sa rencontre maladroite avec Randhir, lançant tout de suite Aisha dans sa mission : ils sont parfaits l’une pour l’autre, il faut qu’ils se marient ensemble ! Un coup d’œil et le tour est joué. Le décalage entre Shefali est Aisha est évident, mis parfaitement en lumière par le jeu irréprochable d’Amrita Puri.

En plus.

Le père d’Emma et celui d’Aisha ne se ressemblent pas vraiment. Interprété par M. K. Raina dans le film, celui-ci est un homme plutôt doux. Robert Martin, clairement celui dont Harriet s’était éprise, est désormais Saurabh Lamba, un garçon assez simple qui, aux yeux d’Aisha comme d’Emma, n’est pas à la hauteur de son amie. Le personnage est très juste et Saurabh (joué par Anand Tiwari) est excellent dans ces petites scènes, clairement amoureux de Shefali sans savoir comment l’exprimer.

Enfin, dans Aisha, on retrouve également Frank Churchill (ici, Dhruv Singh). Dans le roman, Frank Churchill est pendant un long moment fantasmé par Emma. Elle se l’imagine en parfait parti pour elle. Dans Aisha, celle-ci a oublié son existence pour finalement le retrouver plus beau que jamais et donc, potentiellement envisager une relation avec lui. Une action qui accentue son côté superficiel et son sens du jugement clairement pas optimal.

Enfin, Lisa Haydon est Aarti Menon, soit la Jane Fairfax indienne. Grande, belle, aussi froide et discrète sur sa vie privée que Jane. Aarti est également un élément de jalousie pour Aisha, comme pour Emma qui, quoi qu’il se passe, n’arrive pas à la comprendre réellement.

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L'ambiance globale



Emma est un peu lourd à lire, et un peu long. Aisha donne un coup de fraicheur à ce quotidien anglais, transposé dans une vie moderne indienne.

Les événements principaux sont là, mais le quotidien est moins « ennuyant » puisqu’au XXIème siècle, le mode de vie est totalement différent. En 5 minutes, les présentations sont faites. Qui est qui, qui est lié à qui et surtout qui est Aisha. J’ai vite eu un coup de cœur pour ce métrage, qui certes peut paraître un peu trop américanisé, mais qui en même temps a tous les éléments d’un film de Bollywood classique. Le métrage se regarde sans complication, suivant les différents protagonistes aussi aisément que dans l’œuvre littéraire. La réalisation a beau utiliser tous les éléments d’un chick-flick, c’est bien le quotidien d’Aisha qui est mis en lumière, ses petits matins comme ses aprèsmidis shoppings, en passant par ses sorties entre amis.

C’est ce qui est d’ailleurs très intéressant dans le livre.

Jane Austen a donné toutes les informations possibles sur la façon de vivre et de penser de cette communauté vivant à Highbury. Même les plus petits détails ont leur importance, offrant une vraie proximité avec les personnages et leur environnement. C’est certes un peu banal, un peu lent, mais c’est une réalité. Il y a des analyses bien plus complexes qui ont été réalisées sur l’oeuvre de Jane Austen, mais je vais m’en tenir à sa première lecture pour ne pas entrer dans tous les détails. Car il y a des messages plus profonds, des critiques sincères et drôles sur la vie à la fin du XVIIIème siècle qui, forcément, n’étaient pas adaptables dans un Bollywood du XXIème. Aisha n’est pas que pour les « filles », et ce n’est pas non plus une oeuvre qui se veut féministe.

Du moins, à mon sens, je le trouve très juste dans ses propos et dans sa manière de dépeindre un Delhi bourgeois, vivant dans une sphère de soirées mondaines et de matchs de polo. Mais aussi dans une volonté de ramener à la « réalité » ces personnes qui n’ont pas toujours conscience du monde qui les entoure. Car au final, Shefali est Aisha ne sont pas si différentes, et ce n'est pas leur statut qui devrait les séparer. Même, Shefali est peut-être bien meilleure que ne l’est Aisha, malgré toutes les bonnes intentions de cette dernière.

La note d'adaptation : 4/5



J’ai trouvé Aisha franchement sympathique et très réfléchi ! Le récit d’Emma est présent, mais dilué dans une certaine actualité. Contrairement à des adaptions indiennes où l’inspiration est parfois complètement effacée et ré-appropriée, j’ai finalement apprécié de reconnaître qui était qui. La fin d’Aisha est digne des comédies romantiques classiques, répondant parfaitement à l’univers dans lequel cette Emma indienne vit.

Ce n’est certes pas parfait, mais je me demande ce que cela aurait donné si au lieu de se dérouler à Delhi au XXIème, l’histoire avait pris place dans une Inde à la même période, dans une aristocratie sans doute proche d’une oeuvre comme Devdas.

J’aime finalement le fait qu’Emma, malgré sa vie dans une Angleterre de principes et d’apparence, ait vécue une histoire qui n’a finalement rien perdu de son mordant à l’heure actuelle.
mots par
Elodie Hamidovic
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"A grandi avec le cinéma indien, mais ses parents viennent des pays de l'est. Cherchez l'erreur."