Fitoor vs Les Grandes Espérances

mercredi 19 juin 2019
livre film les grandes espérences fitoor Abhishek Kapoor Charles Dickens — Cet article a été publié dans le numéro 15 de Bolly&Co, page 108.

Les films racontent une histoire, tout comme les livres. Cela n'a rien de nouveau, que ce soit en Inde ou dans n'importe quelle autre industrie cinématographique, beaucoup de scripts sont basés sur des histoires déjà écrites par des auteurs littéraires. Mais que se passe-t-il quand ces histoires se transforment visuellement ? Comment l'adaptation se fait-elle ? Où les cinéastes ont-ils échoué ou, au contraire, réussi leur pari ?

Bolly&Co a décidé de se pencher sur ces projets officiellement inspirés d'ouvrages...


L'histoire générale



Les Grandes Espérances
Ecrit par Charles Dickens

Pip rêve de devenir quelqu’un et lorsqu’un donateur anonyme lui paye son éducation à Londres, il pense enfin découvrir le monde. Jusqu’à ce qu’il réalise ce qui se cache véritablement derrière ce geste...

Fitoor
Réalisé par Abhishek Kapoor

Noor (Aditya Roy Kapur) a 13 ans lorsqu’il tombe amoureux de Firdaus (Katrina Kaif). Il est pauvre, elle est riche. Des années plus tard, il retrouve la jeune femme à Delhi, grâce à une bourse... Il est persuadé que cette opportunité lui a été donnée par la mère de Firdaus, Begum Hazrat Jaan (Tabu) pour garder la main sur ce garçon qu’elle veut à tou prix éloigner de sa précieuse fille...

Attention, cet écrit contient des spoilers !

Pas de secret, Fitoor reprend les grosses ficelles de l’oeuvre de Dickens, tout en accentuant davantage sur la relation entre Noor/Pip et Firdaus/Estella. Le Kent devient le Cachemire et Londres devient Delhi. L’adaptation est évidente, mais teintée d’une ambiance complètement différente. Si Dickens est brut dans sa manière de confronter les riches aux pauvres, Abhishek Kapoor offre de son côté un univers plus poétique.

Il utilise les magnifiques paysages de la région du Cachemire, explique la mort des parents de Noor par les conflits terroristes du pays et ajoute plus de subtilité et de modernité à ses personnages pour créer une histoire plus contemporaine. On sent que Fitoor est travaillé pour nous raconter une histoire déjà connue, mais dans un style plus familier au cinéma Indien.

Ce qui est appréciable, c’est le fait que le métrage ne parte pas dans tous les sens. L’histoire de Noor fait naturellement son chemin sans se perdre dans des trames annexes. Ainsi, l’entièreté de l’écrit de Dickens n’est pas reprise, et heureusement ! Il est si dense que le film serait devenu lourd inutilement. D’une certaine façon, j’ai noté davantage de similitudes avec le téléfilm en 3 parties réalisé par Brian Kirk pour la BBC en 2011, qu’avec le roman. Dans Fitoor, tout est d’abord dans l’émotion...

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Les personnages



Noor/Pip (Aditya Roy Kapur)

Aditya Roy Kapur a déjà prouvé qu’il était capable de jouer les amoureux intenses. Pourtant, il est bien plus séduisant que le Pip de Dickens ! En grandissant, Noor est clairement très attirant, mais c’est surtout à travers son regard qu’il s’exprime. Ce n’est pas quelqu’un de très communicatif, ce n’est pas quelqu’un qui partage ce qu’il ressent. Il est même, au fond, aussi froid que l’est Firdaus/Estella. Sa rencontre avec le terroriste/prisonnier (merveilleux Ajay Devgn) est similaire à la version originale. Noor comme Pip ont été élevés par leur grande sœur et leur beaufrère. Cela dit, dans Fitoor, la sœur périt dans une attaque terroriste et le beau-frère n’est pas forgeron, mais menuisier. D’ailleurs, celui-ci s’avère être un homme compréhensif, généreux et toujours présent pour Noor, alors que dans les Grandes Espérances, il finit par en vouloir à Pip d’être parti à Londres et d’être devenu un « noble »

Ce qui est intéressant dans Fitoor, puisqu'ici la romance est aussi importante que les rêves et les ambitions de Noor/Pip, c'est la passion pour l'art du protagoniste. Noor est modeste. Et ses sentiments, il les exprime à travers ses œuvres. Noor est un passionné, un romantique. Là où Pip est plutôt un rêveur naïf. Le personnage est le même, mais ses priorités diffèrent légèrement. L’ascension rapide, comme la vérité qui brise ses espérances est assez justement décrite dans Fitoor pour ne pas dévier de ce qui fait l’essence de l’oeuvre de Dickens. Dans le roman, c’est Pip qui raconte l’histoire. Dans Fitoor, la deuxième partie sort de son point de vue pour mieux saisir ce qui lui a échappé.

Firdaus/Estella (Katrina Kaif)

Quelle surprise de retrouver Katrina Kaif (dont l’accent british prend sens au travers du fait que Firdaus ait passé une bonne partie de sa vie à Londres) dans un si joli rôle ! Cela dit, Firdaus et Estella ne se ressemblent pas tant que ça. Si elles sont toutes les deux des beautés froides, distantes et plutôt captivantes, Estella est bien plus effacée. Aussi, puisque Fitoor laisse bien plus d’espace au personnage de Firdaus, on comprend plus facilement ses sentiments, son comportement et sa relation avec sa mère. Il est facile de s’attacher à Firdaus, car Katrina Kaif apporte à son personnage une certaine sensibilité et surtout, beaucoup de cœur. Estella est si froide qu’on ne sait interpréter ni ses remarques, ni son comportement. Elle lutte davantage que Firdaus, ce qui nous la rend potentiellement sympathique, mais cela ne nous donne aucune certitude sur ses sentiments. Firdaus, elle, ressent clairement quelque chose pour Noor, mais c’est ce qu’elle subit qui nous est caché. Des révélations qui prennent plus de place au fil de l’histoire.

Dans le roman comme dans le film, Estella/Firdaus choisit un autre plutôt que Pip/Noor. Si Estella passe de nombreuses années à souffrir de sa relation avec Mr Drummle, Firdaus finit par se libérer de ses fiançailles avec Bilal. Aussi, le fait qu’il soit fils de ministre pakistanais et que le film utilise cela pour parler du conflit indo-pakistanais au Cachemire (mais dans le but de tendre vers une situation de paix) est particulièrement louable ! Firdaus est très terre à terre, pragmatique. Pourtant, elle finit par laisser ses émotions la guider. Elle n’attend pas que Noor vienne à elle, elle s’émancipe par elle-même.

Begum Hazrat/Miss Havisham

C'est le personnage mystérieux de l'histoire. Celle que l'on croit responsable de l'opportunité qui changera la vie de Noor/Pip. Si elle ne traîne pas toujours dans sa vieille robe de mariée, les looks de Begum Hazrat sont très détaillés, luxueux, parfois lourds. A son image. C’est sur son visage qu’on lit tout son malheur. Fidèle à la version de Dickens, Begum Hazrat/Miss Havisham veut briser le cœur des hommes et a élevé sa fille pour qu’elle en fasse de même. Noor/Pip est la victime idéale. Elle vit dans un château hors du temps, pas en décomposition comme dans le roman, mais effectivement très ancien. Riche, mais en même temps complètement recluse, Begum Hazrat/Miss Havisham se cache et cache au passage son passif dramatique.

Cependant, Fitoor a ajouté son petit grain de sel, car Firdaus/Estella n’a jamais su qu’elle a été adoptée. La tragédie est poussée à l’extrême, et est parfaitement portée par Tabu, absolument divine et envoûtante. On ne peut qu’avoir pitié pour cette femme, de ses problèmes et de sa peine. Aussi, la manière dont elle se rend compte qu'elle a brisé le coeur de Noor/Pip tout comme le sien l'a été par le passé est dévoilée de façon très fine dans une scène pleine de révélations.

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L'ambiance globale



On est loin des adaptations shakespeariennes presque transformistes de Vishal Bhardwaj, qui a su noyer les trames évidentes des pièces dans ses films à la patte si singulière. Avec Fitoor, on part sur l’adaptation visible, celle où la comparaison se fait automatiquement. Fitoor arrive pourtant à nous embarquer dans sa version Des Grandes Espérances, et même à nous séduire.

Il y a comme un enchantement dans la photographie d’Anay Goswamy. Chaque personnage possède une aura particulière, si enivrante. Il est très facile de saisir les émotions, les désirs et les conflits qui envahissent les protagonistes. D’être en colère avec eux, d’aimer avec eux.

Le métrage d'Abhishek Kapoor parvient à se démarquer, à être unique en son genre.

Peut-être, cependant, que ce n’est pas assez rythmé et que, comme l’histoire est connue, il aurait fallu surprendre davantage. La transposition des faits est bien pensée et facile à identifier - ce qui n’est pas désagréable même lorsqu’on connait l’oeuvre originale. Pourtant, certains pourraient être ennuyés par le côté prévisible. En tout cas, un soin particulier a été donné pour que tout nous paraisse réaliste, des œuvres de Noor à la vie mondaine de Delhi. L’un des points positifs, outre la prestation sans faute de Tabu, véritable star de l’oeuvre, c’est le jodi que forment Aditya Roy Kapur et Katrina Kaif, qui fonctionne tellement bien !

Mention sépciale aussi aux scènes de flashback sur la vie de Begum Hazrat, particulièrement saisissantes avec une Aditi Rao Hydari sublime et un jeune Akshay Oberoi qui mériterait qu'on le voit davantage sur grand écran.

La note d'adaptation : 4/5

mots par
Elodie Hamidovic
"A grandi avec le cinéma indien, mais ses parents viennent des pays de l'est. Cherchez l'erreur."
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