Lettre ouverte à Narendra Modi.

mardi 17 décembre 2019
Monsieur Modi,
Vous ne me connaissez pas et pour être tout à fait honnête avec vous, je ne vous connais pas vraiment non plus.
Il faut dire que moi et la politique, ça fait 12 ! Non parce que moi, ce que j'aime dans la vie, c'est le cinéma. Et plus particulièrement celui de votre pays, Monsieur Modi. Depuis 2008, le cinéma indien me fascine. Et par son biais, je suis également tombée amoureuse de la culture indienne. Cette culture riche et multiple, du Pendjab au Kerala en passant par l'Assam, le Tamil Nadu et le Bengale. Bref, ça fait plus de 10 ans que je dévore films, séries, reportages et ouvrages en lien plus ou moins direct avec la culture indienne.

Ô, et accessoirement, je suis musulmane. Pratiquante. Et voilée, par-dessus le marché ! Oui, je sais, je cumule... Je n'en parle jamais chez Bolly&Co, déjà parce que ce n'est pas le lieu. Et surtout parce que si ma religion contribue à me définir, je n'ai jamais voulu y être réduite. Parce que je suis musulmane, mais je suis aussi tant d'autres choses. Je suis énergique, volontaire, sociable, gourmande, passionnée, émotive et assez excentrique.Mais aujourd'hui, Monsieur Modi, je le dis. Non pas par communautarisme ni par sentiment d'appartenance. Parce qu'il est vrai que je ne suis pas indienne et qu'on serait tenté de me dire que ce qui se passe chez vous ne me concerne pas. Que la réalité de votre pays et ses habitants, je ne la connais pas. L'Inde, je ne la vois qu'au travers du prisme, souvent aseptisé, du cinéma.

Cependant, depuis quelques jours, je lis beaucoup de choses. Manifestement, votre gouvernement a voté une loi mercredi dernier, appelée Citizenship Amendment Bill. Jusque-là, rien d'anormal. Je vous avoue que je ne suis pas la nana la plus assidue en matière de politique ou de droit international... Sauf que, d'après de multiples médias (du Figaro au Monde, en passant par Courrier International... Bref, tous de bords politiques différents !), cette loi vise à régulariser tous les réfugiés afghans, pakistanais et bangladais de religions hindoue, sikh, chrétienne, jain, parsie ou bouddhiste ayant fui leur pays suite à des persécutions. En effet, tous auront droit à la nationalité indienne. C'est gentil de votre part.

Sauf que, dans ce texte, aucune mention n'est faite des réfugiés de confession musulmane... Un simple oubli, peut-être ? Une omission maladroite ?

L'Afghanistan, le Pakistan et le Bangladesh sont des nations dont la population est à majorité musulmane. Qu'est-ce que votre texte vient donc sous-entendre ? Que les opprimés ne peuvent être musulmans ? Que, de par leur foi, les musulmans sont forcément oppresseurs ? Qu'ils n'ont rien à fuir ? Qu'ils ne peuvent pas être protégés et aidés ? Qu'ils ne le méritent peut-être pas ?

Cette loi a été votée et validée par les deux chambres décisionnaires du gouvernement.... Je ne sais pas à quoi cela peut bien correspondre si j'essaie de trouver une équivalence dans le gouvernement français. Le Sénat ? L'Assemblée Nationale, peut-être ? Aucune idée. Ce que je sais en revanche, c'est que du coup, une majorité d'élus étaient en accord avec cette loi. Et c'est ça qui me questionne.

Alors évidemment, si ce que j'ai lu est vrai et a été restitué de manière fidèle, je tiens à vous dire que je suis assez outrée, Monsieur Modi. Certes, vous devez vous demander de quoi je me mêle... Après tout, je ne suis pas indienne. Pour autant, je m'autorise à m'exprimer publiquement sur le sujet. De nouveau, j'ignore par quelles intentions est guidée cette décision et quels résultats vous attendez d'un tel texte.

Et non, je ne suis pas spécialiste en sciences politiques, alors il y a très probablement des tas d'éléments de contexte, législatifs ou historiques qui m'échappent. Cela dit, si je ne peux pas livrer une photographie complètement juste de la situation actuelle du pays, ni une explication documentée sur les conséquences de cet acte, je peux en revanche exprimer mon ressenti.

Un ressenti personnel, qui n'engage que moi. Qui fait écho à ma personne, à mes émotions brutes.

Parce qu'aujourd'hui, je ne comprends pas. Je ne comprends pas comment on peut exclure une communauté, la stigmatiser ou la marginaliser sur l'unique base de sa foi. Je ne comprends pas.

Vous allez sans doute me dire, Monsieur Modi, que je ne suis pas objective. Que je suis musulmane et que, de facto, je m'exprime en tant que telle. Peut-être. Ma foi fait partie intégrante de mon identité. Je ne vais pas le nier et par les temps qui courent, je refuse de le taire. D'ailleurs, en commençant cet écrit, je pensais que mon rapport à ma religion occuperait davantage de place. Mais finalement, il n'en est rien.

Ce n'est pas par pudeur, rassurez-vous, mais tout simplement parce qu'au final, il n'est pas question de ma religion. C'est une affaire de bon sens. Ce texte m'aurait autant choquée si je n'avais pas été musulmane, Monsieur Modi. Refuser la nationalité à tout être humain sur la seule base de sa confession religieuse, c'est inacceptable. Qu'importe les explications que vous pourrez y trouver. Je ne comprends même pas qu'on puisse chercher à justifier un tel texte.

Et je ne suis pas la seule à avoir été choquée.

Des manifestants ont exprimé leur incompréhension et leur colère à travers l'Inde. Parmi eux, beaucoup d'étudiants, Monsieur Modi. Certaines protestations ont mué en violence. D'après certains médias, les autorités ont ouvert les hostilités.

Quelle que soit la vérité, il n'y a qu'une responsable : cette loi qui embrase votre pays, qui le divise au lieu de l'unifier.

Plusieurs personnalités ont condamné les violences policières, en l'occurrence celles survenues à Delhi, à l'université de Jamia, où des étudiants manifestaient semble-t-il pacifiquement avant d'être attaqués par la police. Alors, bien sûr, Monsieur Modi, ce ne sont sans doute pas les stars les plus influentes qui se sont exprimées ! Je vous laisse juger par vous-même...

Alankrita Srivastava, réalisatrice :

"J'ai étudié à Jamia. C'est là que j'ai appris mon métier de cinéaste, là que j'ai rencontré ceux qui sont devenus mes amis pour la vie. C'est là que j'ai puisé l'espoir et le soutien dont j'avais besoin quand j'étais une jeune fille perdue qui essayait de trouver sa place dans la vie. J'y ai de si beaux souvenirs. Mais aujourd'hui, mon coeur saigne pour ces étudiants de Jamia qui ont été implacablement attaqués sur leur campus. C'est injuste et cruel à tous les niveaux. J'exprime toute ma solidarité aux étudiants courageux de Jamia. Je prie pour les étudiants blessés et pour ceux qui luttent pour leur vie. Guérissez car nous avons besoin de vous. L'Inde a besoin de ses étudiants. Les étudiants braves et intrépides sont l'avenir de notre pays. Ils sont notre seul espoir."

Sayani Gupta, actrice :

"Au nom des étudiants de Jamia ou de AMU, je demande qu'au moins l'un d'entre vous tweet ou envoie un message à Monsieur Modi afin qu'il condamne cet acte de violence et de brutalité policières contre les étudiants. Il est temps de parler, les gars. Oui ? Non ? Peut-être ?"

Konkona Sen Sharma, actrice et réalisatrice :

"Nous sommes avec les étudiants ! Honte à la police de Delhi !"

Swara Bhasker, actrice :

"Un comportement absolument honteux de la part de la police de Delhi."

Sidharth Malhotra, acteur : "Mon coeur est avec les étudiants de Delhi. Dans une démocratie comme la nôtre, il est triste de voir tant de violence contre des citoyens qui expriment leurs opinions de manière pacifique. Il devrait n'y avoir aucune place pour la violence, quelle qu'en soit sa forme dans notre pays. Je condamne vivement cet acte."

Sur ce, Monsieur Modi, j'aimerais comprendre. Je n'ai certainement pas la prétention de tout savoir, ni même celle d'être objective. Mais ce que je sais, c'est que quelque chose ne va pas. Je vous saurais donc gré de bien vouloir expliquer les raisons pour lesquelles vous avez voté cette loi. Les raisons pour lesquelles certains agents de police de votre gouvernement (censés servir et protéger les citoyens...) attaquent violemment les manifestants. Les raisons pour lesquelles les grands acteurs de Bollywood sont étrangement silencieux face à tant de remous dans votre pays.

Parce qu'encore une fois, au risque de passer pour une ignare, je ne comprends pas.

Et ce n'est ni la rédactrice en chef de Bolly&Co qui vous parle, ni la musulmane. C'est l'être humain. Qui ne comprend décidément pas.

Cordialement (et paisiblement, peut-être ?),
Asmae Benmansour.
mots par
Asmae Benmansour-Ammour
« Quand Nivin Pauly a dit mon prénom, je ne m'en souvenais même plus moi-même. »
lui écrire un petit mot ?