Bolly&co Magazine

K.G.F., RRR, Pushpa... Le cinéma régional en passe de détrôner le géant Bollywood ?

29 mai 2022
bollywood bientôt détrôner?
Il y a 15 ans, lorsqu'on parlait au grand public de cinéma indien, celui-ci n'avait d'yeux que pour Bollywood, faisant presque totalement fi de l'existence d'une quinzaine d'autres industries indiennes pourtant très actives mais qui s'adressaient davantage à une population locale. Et comme si cela ne suffisait pas, les médias francophones n'y allaient pas avec le dos de la cuillère pour émettre des raccourcis, voire répandre des clichés particulièrement préoccupants sur le sujet.

Limiter le cinéma indien à des fresques colorées et mélodramatiques comme Devdas, croire que tous les films indiens durent trois heures et ne contiennent aucun baiser, penser que tous les métrages de ce pays sont au mieux kitsch, au pire extrêmement cheap... C'était l'illustration criante d'une méconnaissance et d'un certain mépris qui nous a d'ailleurs poussé, chez Bolly&Co, à nous engager dès 2010 pour vous parler du septième art du sous-continent autrement. Et avec beaucoup plus de justesse.

Durant ces 15 dernières années, l'industrie indienne a vécu plusieurs tournants majeurs.

D'abord avec l'émergence d'un cinéma engagé et semi-commercial de plus en plus précis et qui semble désormais avoir trouvé un véritable public en Inde. C'est ainsi que des réalisateurs comme Vishal Bhardwaj, Anurag Kashyap ou encore Vikramaditya Motwane ont pu se satisfaire de succès populaires notables en plus de très bonnes critiques.

A l'époque, lorsqu'un film dravidien avait du succès (notamment les blockbusters bourrins d'acteurs comme Vijay, Ajith ou encore Allu Arjun), celui-ci ne dépassait que rarement les frontières de sa région. Si un cinéaste voulait voir son oeuvre présentée à un plus large public, il n'y avait qu'une seule option lucrative envisageable : en produire le remake. C'est ainsi que de nombreux succès ont vu naître leurs faux jumeaux dans d'autres langues indiennes, et parfois avec un nouveau casting pour séduire l'audience ciblée. Par exemple, Manichitrathazhu (sorti en 1993 en malayalam) a eu droit à ses copies quasi-conformes Chandramukhi (sorti en 2005 en tamoul) et Bhool Bhulaiyaa (sorti en 2007 en hindi). Le Ready télougou de 2008 est sorti en version tamoule en 2010 sous le titre Uthama Puthiran puis en 2011 sous son titre d'origine en langue hindi, à chaque fois avec très peu de changements apportés à la mise en scène et aux dialogues.

La domination du cinéma hindi à échelle nationale et internationale est alors incontestable. Le box-office ne fait effectivement que corroborer le statut insubmersible du Bollywood populaire, avec des mégastar comme Shahrukh Khan, Salman Khan ou Aamir Khan à sa tête.

Cependant, cela ne durera pas. En 2015, le cinéma indien voit son image à l'international changée à tout jamais. En effet, le succès de la saga Baahubali, dont la première partie est sortie cette année-là, a joué un grand rôle dans la popularisation du cinéma télougou au-delà des frontières d'Andhra Pradesh. Avec ce plébiscite dantesque, le terme de cinéma "pan-indien" a vu le jour ((PAN, en anglais "Presence Across Nation", présence dans toute la nation, le pays. Terme utilisé pour un organisme ou une entreprise qui est accessible à travers le pays.).

Pourtant, quand on refait l'histoire, ce n'est pas tout à fait la première fois que des oeuvres dites régionales (de manière assez réductrice, si vous voulez mon avis) sont propulsées sur la scène internationale. Car oui, le premier cinéma indien à s'être exporté, c'est le cinéma parallèle bengali. Grâce à des cinéastes comme Satyajit Ray, Mrinal Sen ou Ritwik Ghatak, l'Inde a commencé à rayonner au-delà de ses propres terres. On parlait alors du mouvement de la Nouvelle Vague.

Depuis, les films indépendants de ces metteurs en scène sont inscrits au patrimoine cinématographique mondial, et leur qualité ne fait aucun doute.

Pourtant, leur immense contribution n'aura pas permis de faire briller l'image du cinéma indien sur la durée. Car avec l'impact du cinéma de Bollywood au Moyen Orient et dans les pays du Maghreb, certains ont pu s'amuser de la qualité parfois relatives de certains métrages populaires du pays, qu'ils soient de Bollywood ou du sud de l'Inde.

Longtemps, l'Inde a été reléguée au stade d'industrie risible, dont les fans du site "Nanarland" se sont allègrement moqués pour mieux en décrédibiliser le propos. Comme si le cinéma indien, ce n'étaient que les oeuvres improbables de Mithun Chakraborty et de Chiranjeevi... Injuste n'est-ce pas ? Cela reviendrait à dire que le cinéma français, ce ne sont que les comédies de Dany Boon...

Après le phénomène Baahubali, le cinéma de Bollywood a essayé d'attraper le train en marche, en initiant des projets de la même trempe, du moins sur le papier.

Hélas, dans le lot, rien n'était comparable à la proposition visuelle et narrative de S.S. Rajamouli, qui avait déjà fait parler de lui avec ses métrages Magadheera (sorti en 2009) et Eega (sorti en 2012). Le réalisateur, aussi farfelu puisse-t-il être parfois, a toujours proposé des oeuvres qui grouillaient d'idées, d'audace et de conscience d'elles-mêmes. Jamais le réalisateur n'a cherché la facilité, jamais il n'a voulu infantiliser son public avec des mises en scène simplettes (qui font pourtant légion dans l'industrie au sein de laquelle il exerce, à savoir Tollywood).

En 2018, le film kannada K.G.F. - Chapter 1, qui s'annonce comme une longue franchise, sort dans les salles obscures. Au même titre que le diptyque Baahubali, il bénéficie d'une sortie nationale, notamment soutenu à Bollywood par le producteur Farhan Akhtar. Le métrage fait un carton et montre que le cinéma indien populaire peut être fort, divertissant mais aussi noir et engagé. La caméra de Prashanth Neel est presque ancrée dans le sol, jamais elle n'est édulcorée, ni irréaliste. Ce nouveau succès contribue à l'intérêt grandissant du grand public pour les films dravidiens, cette fois en faisant la lumière sur une autre industrie : Sandalwood.

Et petit à petit, Bollywood semble perdre sa place de grande industrie indienne...

Les frontières linguistiques, pourtant fondamentales au fonctionnement des multiples industries indiennes, semblent s'effacer avec les plébiscites majeurs des films précités. Mais parler de cinéma pan-indien a-t-il du sens ? Plusieurs acteurs de films dravidiens sont d'ailleurs montés au créneau pour s'offusquer de ce terme, qu'ils jugent réducteur. De N.T.R. Jr à Dulquer Salmaan, en passant par Prabhas, ces superstars du sud aimeraient tout simplement qu'en évoquant leurs films, on parle de cinéma indien, sans distinction géographique ou linguistique.

On voit d'ailleurs l'émergence de plusieurs projets au cinéma qui sont tournés ou sortis simultanément dans plusieurs langues régionales, dans l'optique de toucher un large public. Ainsi, des films comme Saaho (2019) ou encore Radhe Shyam (2022), tous deux avec Prabhas à leur casting, ont été tournés en télougou mais aussi en hindi et en tamoul.

La pandémie a mis un coup d'arrêt à ce phénomène, avec des sorties exclusivement sur des plateformes de streaming. Mais les années 2021 et 2022 ont été charnières avec le retour des sorties en salles de blockbusters. Là où des gros films hindi se sont plantés (Heropanti 2, Runway 34, Radhe...), le cinéma du sud s'est imposé comme une valeur sûre auprès des masses.

Le langage cinématographique des films du sud a d'ailleurs su évoluer pour livrer des films toujours aussi électrisants, toujours aussi fous, mais aussi plus aboutis sur le plan technique.

Les prises de vues sont maîtrisées, la caméra est vraiment utilisée comme un langage, comme un autre moyen de raconter l'histoire qui nous est narrée. On fait respirer les plans, on ne sature pas le montage et on évite de faire des coupes à l'excès. En somme, le cinéma indien ne s'évertue plus à copier Hollywood, mais va même à contre-courant en proposant des blockbusters ancrés dans leur réalité de territoire. Les réalisateurs Sukumar, S.S. Rajamouli et Prashanth Neel marquent par l'identité de leur image autant que par la force de leurs histoires.

Mais alors, le cinéma hindi tel qu'on le connait est-il en train de mourir ? Comment Bollywood peut-il rivaliser avec ces projets issus du sud qui semblent avoir trouvé LA recette pour fédérer tout en innovant ?

Bollywood doit à mon sens effectuer un véritable retour aux sources. Finis les remakes et aux suites douteuses... Le cinéma hindi doit se mettre à la page en recouvrant son identité. En misant davantage sur les cinéastes cités plus haut que sont Anurag Kashyap, Vishak Bhardwaj et Vikramaditya Motwane, mais aussi d'autres réalisateurs aux visions uniques comme Abhishek Chaubey, Anubhav Sinha ou encore Neeraj Pandey. Ecrire des fresques filmiques ambitieuses et intelligibles, qui ne prennent plus leur public pour des abrutis et qui cherchent à faire des propositions nouvelles et inédites dans l'histoire du septième. Mais la machine qu'est Bollywood est-elle en mesure d'effectuer cette remise en question ?

Seul l'avenir nous le dira...



mots par
Asmae Benmansour-Ammour
« Quand Nivin Pauly a dit mon prénom, je ne m'en souvenais même plus moi-même. »
lui écrire un petit mot ?