Le cinéma indien et son obsession pour le corps féminin : symptôme d’une industrie misogyne ?
9 août 2024
Avez-vous déjà remarqué l’attention portée par le plan d’un film à un décolleté plongeant ? Un zoom sur un mouvement de hanches suggestif ? Des pas de danse sans équivoque exécutés par une femme légèrement vêtue et encerclée d’une foule masculine en délire ?
Ce concept, aux racines misogynes assez évidentes, c’est le ‘male gaze’ ou l’art d’illustrer la femme sous l’angle masculiniste. Vous savez, ces mecs qui vous disent qu’en tant que femme, vous n’avez rien à foutre dehors après 22h ? Le cinéma indien, tout comme Hollywood, n'échappe pas à ce phénomène. Le ‘male gaze’ est effectivement récurrent dans les films indiens, influençant de fait incontestablement la manière dont les personnages féminins sont représentés à l'écran.
L’écrivain anglais John Berger disait dans son essai Ways of Seeing : “Les hommes agissent et les femmes apparaissent. Les hommes regardent les femmes. Les femmes se voient être regardées.” Dans le langage visuel, la représentation de la femme passe d’abord et avant tout par l’appréciation de son apparence par la gente masculine. Qu’importe les autres aspects de sa personnalité et de son histoire, on va d’abord montrer aux spectateurs un corps, une plastique qui rendrait donc l’héroïne plus intéressante à suivre. En somme, les hommes font le spectacle, les femmes sont le spectacle. Le ‘male gaze’ prive le personnage féminin d’une identité individuelle et la réduit à son lien avec le héros masculin : c’est une femme fatale, une petite-amie, le sujet de préoccupation du protagoniste ou tout simplement son objet de désir.
Le terme ‘male gaze’ est défini par la théoricienne de cinéma Laura Mulvey dans son essai Visual Pleasure and Narrative Cinema. Ce concept fait référence à la manière dont les médias visuels prennent racine du prisme hétérosexuel masculin, limitant les femmes à des objets de désir. Cela se ressent dans la façon de filmer, qui semble adopter le point de vue masculin et réduire les personnages féminins à une fonction décorative, avec pour seule vocation de saisir le regard du spectateur masculin. Le langage cinématographique est imprégné de ce ‘male gaze’, avec cette fâcheuse tendance qu'a la caméra à zoomer, de manière insistante et souvent graveleuse, sur les corps féminins.
Ce concept se manifeste en psychologie sous la forme de la scopophilie, une pulsion affiliée au voyeurisme, où observer l’objet de ses désirs avec insistance est générateur de plaisir sexuel. Evidemment, cette névrose psychologique est largement associable à du harcèlement sexuel, mettant un peu plus en exergue la nature préoccupante du ‘male gaze’ dans nos différents médias. D’ailleurs, le ‘male gaze’ a trois dimensions : celle du réalisateur, celle du personnage masculin et celle du spectateur. Ce phénomène est parfaitement illustré par une scène musicale culte du cinéma hindi contemporain : “Chikni Chameli” du film Agneepath (2012). En effet, l’actrice Katrina Kaif, au centre de cette séquence, est à la fois l’objet de désir du cinéaste, à travers sa caméra libidineuse, des hommes qui l’entourent à l’écran et des spectateurs masculins.
Les numéros musicaux sont par ailleurs fréquemment utilisés pour montrer leurs héroïnes dans des costumes révélateurs, exécutant des chorégraphies suggestives qui sont filmées avec des angles et des plans accentuant leur sexualité. La volonté est ainsi de mettre l’emphase sur leur apparence afin de signifier au spectateur que c’est ce qui est digne d’intérêt chez elles, posant ainsi un constat alarmant sur la condition féminine en Inde. Ce qui est particulièrement insidieux dans le ‘male gaze’, c’est son caractère profondément inconscient. Il est si ancré dans les normes visuelles, gimmicks et autres ‘trope’ narratifs qu’il n’est pas instinctif de le questionner et donc, a fortiori, de le déconstruire.
Cette focale du cinéma indien mainstream sur l’anatomie comme unique caractéristique narrative notable d’un personnage féminin, elle prend racine dans le travail de plusieurs cinéastes, certains parmi les plus prestigieux. En effet, l’immense Raj Kapoor, acclamé pour sa mise en scène et ses récits sensibles sur l’amour, a développé toute une imagerie autour de ses personnages féminins, qu’il illustre régulièrement dans un style très particulier, entre caractère ingénu et sensualité débordante. Qu’il s’agisse de Dimple Kapadia dans Bobby (1973), Zeenat Aman dans Satyam Shivam Sundaram (1978) ou encore Mandakini dans Ram Teri Ganga Maili (1985), toutes les héroïnes de Raj Kapoor partagent les mêmes caractéristiques, renforcées par la caméra baladeuse du cinéaste.
Malgré une approche différente, Yash Chopra a également donné vie à des héroïnes de cinéma à la grâce et au sex-appeal évidents. Le réalisateur a effectivement pris un malin plaisir à iconiser sa vision de la beauté indienne à travers une mise en scène léchée et onirique. De Sridevi dans Chandni (1989) à Katrina Kaif dans Jab Tak Hai Jaan (2012), en passant par Madhuri Dixit dans Dil To Pagal Hai (1997) et Preity Zinta dans Veer Zaara (2004), les héroïnes ‘made in Yash Raj’ sont toutes d’une beauté à couper le souffle. Et tout dans l’imagerie vient nous le rappeler, de leurs tenues vestimentaires au travail de photographie. Si elles ont pour elles d’autres atouts, Yash Chopra vient d’abord nous rappeler qu’avant toute chose, ses héroïnes sont très agréables à regarder.
Dans un registre bien plus toxique, le réalisateur David Dhawan s’est illustré dès les années 1990 en présentant des récits sexistes sur l’infidélité et la faiblesse masculine face au corps féminin, tout cela sous le prisme douteux de l’humour. Malheureusement pour nous, plusieurs de ses films de l’époque comme Saajan Chale Sasural (1996), Judwaa (1997), Hero No. 1 (1997) ou encore Gharwali Baharwali (1998) trouvent leur public et consolident la valeur commerciale de ce cinéaste aux intentions bien malhonnêtes. Le désastre ne s’arrête pas là quand l’œuvre de David Dhawan fait des petits dès les années 2000, avec d’autres films qui ne cessent de réduire les femmes à des terrains de chasse. Je cite : No Entry (2005), Shaadi No. 1 (2005) ou plus récemment Grand Masti (2013), Kyaa Kool Hain Hum 3 (2016) et Mastizaade (2016).
La caméra du réalisateur Prabhu Deva est tout aussi franche, puisque ne manquant jamais l’occasion de caser des plans serrés sur les zones érogènes de ses actrices, qu’il s’agisse d’Asin dans Pokkiri (2007), de Nayanthara dans Villu (2009) ou de Sonakshi Sinha dans tous ses films avec le cinéaste ; de Rowdy Rathore (2012) à Action Jackson (2014), en passant par R… Rajkumar (2013).
En 2016, une vidéo satirique du collectif d’humoristes All India Bakchod met en avant la banalisation du harcèlement sexuel et les conséquences toxiques du ‘male gaze’ en parodiant de nombreuses chansons populaires des années 1960 à aujourd’hui, dénonçant au passage le travail malsain de plusieurs des metteurs en scène précités.
Liée à une vision hétéronormée et réductrice de la féminité, le ‘trope’ de la tentatrice est venu exacerber le ‘male gaze’ au cinéma, à travers des personnages de femmes fatales et sensuelles qui, par-dessus le marché, sont antagonisées dans le récit parce qu’elles assument leur sexualité. Pendant de nombreuses années, le cliché de la vamp, qui exploite ses caractéristiques physiques pour tourmenter le faible héros masculin, a été usé et abusé au cinéma indien populaire. Dans les années 1970, les actrices Helen et Bindu ont incarné ces personnages à la sensualité assumée mais aux intentions troubles dans de nombreux métrages de leur époque. La dichotomie était donc claire : une femme qui exprimait sa sexualité était forcément malintentionnée, renforçant ainsi le sentiment qu’une femme vertueuse devait forcément être virginale et réprimer ses désirs.
Zeenat Aman incarnait également une séductrice redoutable dans The Great Gambler (1979), où elle exploitait sa plastique pour manipuler les hommes malhonnêtes qui l’entourent. Mais ce qui ressort de ce récit, c’est la façon dont Shabnam, son personnage, est sous-estimé par son entourage. Elle est effectivement réduite à son apparence et limitée dans ses potentialités par les hommes qu’elle côtoie, qui la renvoient sans cesse à son physique.
Et cette représentation a perduré. Comment ne pas mentionner le personnage de Sonia Roy, incarné par Priyanka Chopra dans le film Aitraaz (2004) ? Cette dernière joue outrageusement de ses charmes pour appâter Raj Malhotra (incarné par Akshay Kumar), présenté dans la narration comme la victime de ses manigances. Jamais le film ne vient mettre en lumière la faiblesse d’esprit et l’infidélité manifeste du protagoniste masculin, qui est plutôt présenté comme subissant le piège tendu par la femme fatale et impitoyable qu’est Sonia. Plus récemment, la Monica de Monica O My Darling (2022), incarnée par Huma Qureshi, use de toutes les caractéristiques de la vamp pour mieux les détourner dans cette comédie noire en forme d’hommage aux grands succès des ‘seventies’.
Parmi les comédiennes qui ont construit leur carrière sur le ‘male gaze’, il y a notamment le cas d’école Silk Smitha. Cette actrice dravidienne a fait des émules dès les années 1980, où elle a incarné une figure érotique majeure pour le public du sud de l’Inde. D’abord à travers de nombreux ‘item number’ puis plusieurs rôles de vamp, Silk Smitha est également devenue une figure emblématique de l’industrie érotique malayalam. L’actrice imposera sa beauté comme nouveau standard et amènera avec elle une forme de libération sexuelle sur grand écran. Toutefois, elle peinera à s’émanciper de son image sulfureuse et mettra fin à ses jours en 1996, à seulement 35 ans.
En 2001, l’arrivée dans l’industrie d’une jeune actrice est venue redéfinir à son tour l’héroïne au cinéma, ainsi que son rapport à sa sexualité : il s’agit de Bipasha Basu. En effet, cette ancienne mannequin bengalie débutait sa carrière dans Ajnabee (2001), où sa beauté fatale est mise au service de l’écriture de son personnage. La comédienne fait alors fureur auprès de la gente masculine et signe des rôles similaires dans ses œuvres suivantes Raaz (2002) et Jism (2003). Il en va de même pour Mallika Sherawat, rendue célèbre par ses participations aux films Khwahish (2003) et Murder (2004), qui font d’elle un véritable sex-symbol. D’ailleurs, le succès immense de Murder verra naître plusieurs "descendants" avec les mêmes ingrédients : un thriller sulfureux, des scènes d’amour endiablées et une héroïne à la sensualité envoûtante. La bannière de production Vishesh Films, portée par les frères Mahesh et Mukesh Bhatt, fera son beurre sur ce type de contenus avec d’autres films à succès, parmi lesquels Zeher (2005), Kalyug (2005), Murder 2 (2011), Raaz 3 (2012) ou encore Love Games (2016).
D’autres comédiennes construiront leur carrière sur leur plastique et sur le ‘male gaze’ dont elles feront l’objet en permanence au cinéma. Celina Jaitley, Koena Mitra et plus récemment Urvashi Rautela en sont quelques exemples. Mais il y en a une qui a été particulièrement stratégique…
Karenjit Kaur Vohra, dite Sunny Leone, était une vedette reconnue de l’industrie pour adultes. A l’âge de 31 ans, elle décide d’opérer un changement dans sa carrière et part dans son pays d’origine, l’Inde, où elle participe à la célèbre télé-réalité d’enfermement Bigg Boss. Dès lors, les propositions de films indiens pleuvent, mais toutes se centrent davantage sur sa plastique que sur son jeu d’actrice. Qu’à cela ne tienne, Sunny se saisit de ces opportunités pour tourner définitivement le dos au monde du X et devient un phénomène dans le sous-continent. Plusieurs de ses films, produits par la bannière Vishesh Films - oui, encore eux - rencontreront le succès. Parmi eux, son premier film hindi, Jism 2 (2012) mais aussi Ragini MMS 2 (2014) et Kuch Kuch Locha Hai (2015) entretiennent le ‘male gaze’ autour de son physique.
Dans l’intervalle, Sunny se marie et a trois enfants. Elle réaffirme par ailleurs - lors d’interviews d’une misogynie décomplexée presque lunaire - son souhait d’évoluer et de livrer un bon exemple à ses rejetons. Et en 2023, c’est la consécration : Sunny tient l’un des rôles principaux de Kennedy, film de l’éminent réalisateur Anurag Kashyap, qui sera présenté à Cannes dans le cadre de la Séance de Minuit. La belle monte les prestigieuses marches du Palais des Festivals, un évènement qui marque un tournant majeur dans sa trajectoire. Depuis, elle enchaîne les projets exigeants et sera notamment la tête d’affiche de QG (2024), un drame ambitieux dans lequel elle abandonne tout apparat glamour pour se livrer pleinement. Elle fera aussi ses débuts au cinéma malayalam dans le film Rangeela et incarnera un rôle important dans la fresque kannada UI. Bref, après avoir attiré l’attention du public grâce à son physique, Sunny Leone est désormais déterminée à la conserver grâce à ses prises de risque.
Avant tout, il est important d’apporter une définition claire au terme ‘item number’ - ou ‘item song’, très répandu dans la culture cinématographique indienne. En effet, un ‘item number’ désigne une séquence musicale spécifique dans un film indien, en l’occurrence une danse extravagante interprétée généralement par une actrice ou une danseuse populaire. Ces séquences sont souvent intégrées pour divertir le public, augmenter l'attrait commercial du film et sont parfois utilisées comme outil de promotion. Et ces morceaux promeuvent justement le ‘male gaze’, ne manquant ni de décrire l’attitude jugée provocatrice de la femme, ni ses tenues considérées comme irrésistibles. Bien que l’origine de l’item number puisse être identifiée dès les années 1940 avec les scènes de cabaret de la vedette Cuckoo, c’est en 1999 que le terme fait son apparition pour qualifier la séquence musicale “Main Aai Hoon UP Bihar Lootne” du film Shool, dans laquelle l’actrice Shilpa Shetty semble poser les fondations de l’item song moderne.
Souvent, ces mélodies évoquent, sans trop de détour, la sexualité féminine et les pensées peu farouches de ces 'item girls’. En 1993, Madhuri Dixit ne cesse de suggérer ce qui se cache sous son corsage dans la chanson “Choli Ke Peeche Kya Hai]” du film Khalnayak. Dans la séquence dansée “Tip Tip Barsa Paani” de Mohra (1994), les différentes parties du corps de l’actrice Raveena Tandon sont filmées bien avant son visage.
Plus récemment, la scène “Oo Antava Oo Oo Antava” du masala télougou Pushpa - The Rise (2021) illustre une Samantha Ruth Prabhu plus suggestive que jamais et qui, dans ses paroles, dénonce frontalement le ‘male gaze’ indépendamment de la tenue ou de l’attitude de la femme qui en est la proie.
Plusieurs comédiennes, notamment étrangères, ont toutefois construit leur carrière sur ces ‘item songs’. Parmi elles, Erina Andriana, une mannequin ukrainienne, a marqué les esprits pour ses participations à des ‘item number’ sans équivoque, les plus populaires étant “Ringa Ringa” de Arya 2 (2009) et “Maari Teetri” de De Taali (2008). La britannique Scarlett Mellish Wilson a fait de même pour des séquences musicales sensuelles telles que “Kaddu Katega” de R… Rajkumar (2013) et “Manohari” de La Légende de Baahubali - Première Partie (2015). Avant elles, la tchèque Yana Gupta jouit d’une grande popularité dans les années 2000 en tant qu’item girl avec des scènes chantées comme “Aadataramaa” de Gharshana (2004) et “Kadhal Yaanai” de Anniyan (2005). Dernièrement, c’est la maroco-canadienne Nora Fatehi qui se saisissait de l’exercice pour percer au cinéma indien, avec des séquences musicales très populaires comme “Dilbar” de Satyameva Jayate (2018), “Garmi” de Street Dancer 3D (2020) mais aussi “Kusu Kusu” de Satyameva Jayate 2 (2021). Ce phénomène a largement envahi les grands écrans indiens dès les années 2000, avec une surexploitation des ‘item songs’ comme argument commercial pour promouvoir les films. Et le fait d’avoir recours à des comédiennes étrangères - pour la plupart blanches - entretient la vision d’un érotisme exotique, profondément liée au colorisme, à l’obsession de la blancheur et, de facto, au colonialisme.
Car le ‘male gaze’ ne se contente pas, loin s’en faut, de réduire les femmes à leur apparence. Il leur dicte également une certaine apparence qui soit digne d’attirer leur regard. Ainsi, la représentation de femmes de couleur - indiennes comme étrangères - au cinéma indien est beaucoup plus sporadique. Cependant, les initiatives de certains cinéastes tendent vers le mieux à ce sujet, que ce soit par la présence de vedettes féminines à la peau tannée comme Nandita Das, Konkona Sen Sharma et Bipasha Basu, ou par la présence de l’actrice afro-américaine Jasmine Metivier au casting du magnifique Kumbalangi Nights (2019), loin de tout cliché raciste.
Aussi, le brillant Shyam Benegal est de ces cinéastes qui ont toujours illustré leurs personnages féminins avec la plus grande bienveillance. En effet, loin de s’assujettir au ‘male gaze’, il a livré des portraits de femmes complexes et saisissants, tout en évoquant des questions sociétales houleuses comme le système de caste et la prostitution, par exemple. Dès les années 1970, le réalisateur s’associe à des comédiennes de calibre, qui viennent défendre des récits sensibles et intelligibles. Parmi elles, les immenses Smita Patil, Shabana Azmi et Deepti Naval prouvent qu’elles n’ont pas qu’une fonction décorative et proposent des personnages féminins passionnants, qui ne sont surtout pas définis par leur apparence.
Le cinéma malayalam met également en avant son récit et filme ses actrices avec finesse et sensibilité. Parmi elles, nombre d’entre elles brisent allègrement les codes de beauté préétablis : Nimisha Sajayan, Aparna Balamurali ou encore Sai Pallavi défendent des histoires féministes et bouleversantes, sans maquillage ni séance de fitness. Elles prouvent ainsi ce qui aurait dû relever de l’évidence : la beauté indienne est plurielle. Lors du dernier Festival de Cannes, en 2024, on a d’ailleurs eu droit à des récits portés par des réalisatrices, qui évoquent des histoires de femmes loin du prisme sexualisé : All We Imagine As Light, Girls Will Be Girls ou encore Santosh ont brillé sur la Croisette, le premier remportant par ailleurs le Grand Prix dans le cadre de la sélection officielle.
De plus, l'émergence de cinéastes féminines comme Zoya Akhtar, Gauri Shinde et Meghna Gulzar apporte de nouvelles perspectives au cinéma indien à travers des œuvres telles que Dil Dhadakne Do (2015), English Vinglish (2012) et Talvar (2015). Leur travail tend justement à offrir des représentations plus équilibrées et diversifiées des femmes, en plus d’aborder leurs personnages masculins sous un angle plus humain, loin de toute glorification gratuite.
Hélas, il y a encore du chemin à faire. Car même lorsque les personnages féminins de films populaires sont présentés comme ‘badass’, ils demeurent largement filmés sous des angles qui valorisent leur plastique, comme c’était le cas pour Katrina Kaif dans la saga Tiger (2012, 2017 et 2023) et Deepika Padukone dans Pathaan (2023). Heureusement, on se rend compte qu’il suffit parfois de confier la mise en scène à une femme pour que ces états de faits soient bouleversés. Par exemple, le personnage d’espionne campé par Alia Bhatt dans Raazi (2018) est filmé de telle sorte qu’on saisisse sa complexité, ses tourments et ses émotions, marquant une nette fracture avec les approches hypersexualisées de ses collègues masculins.
Et lorsqu’on parle de sexualité féminine, les réalisatrices se libèrent de facto de la vision masculine. Parmi ces glorieux exemples, retenez Lipstick Under My Burkha (2017) et Margarita with a Straw (2015), que je ne peux que vous recommander. On ose également parler de plaisir féminin et s’émanciper du discours phallocrate avec Déesses Indiennes en Colère (2015) et La Saison des Femmes (2015). On questionne aussi les notions réductrices de féminité et d’indépendance dans le sensible Tribhanga (2021). En somme, des cinéastes et scénaristes portent des histoires plus complexes sur les femmes d’hier et d’aujourd’hui, s’éloignant peu à peu de l’ombre pesante du ‘male gaze’.
On assiste potentiellement à un autre tournant, celui de la présence de plus en plus remarquable du ‘female gaze’ au cinéma indien. En effet, depuis quelques années, plusieurs œuvres populaires illustrent le regard féminin sur la beauté masculine. Et à la surprise générale, Karan Johar incarne par son prisme une véritable obsession du corps masculin. Les yeux clairs de Hrithik Roshan et sa plastique de rêve sont mis en valeur sur le titre “Vande Mataram” de La Famille Indienne (2001). Les torses huilés de Varun Dhawan et Sidharth Malhotra sont filmés sous tous les angles dans Student of the Year (2012). Enfin, Ranveer Singh ne loupe jamais une occasion de se balader chemise ouverte dans Rocky Aur Rani Kii Prem Kahaani (2023), le récent métrage du réalisateur.
En 2012, la comédie romantique Aiyyaa érotise le personnage de Surya, incarné par Prithviraj Sukumaran, le tout sous le regard envoûté de Rani Mukerji. Dans un autre style, la romance malayalam Ohm Shanthi Oshaana (2014) donne à voir une autre manifestation du ‘female gaze’ dans laquelle son héroïne, Pooja - campée par la délicieuse Nazriya Nazim - passe l’essentiel du film à mater de loin le beau Giri, joué par Nivin Pauly. Dans un registre plus bourrin, le blockbuster d’action War (2019) donne lieu à un ‘male gaze’ particulier puisque c’est le regard de l’acteur Tiger Shroff sur son partenaire Hrithik Roshan que le cinéaste Siddharth Anand capture et met en scène de façon sexualisée.
Mais le succès récent de récits d’hyper masculinité est venu renforcer le ‘male gaze’ et cette tendance sexiste à limiter les personnages féminins à des fonctions romantiques ou séductrices. Les plébiscites immenses de masala testostéronés comme la saga K.G.F. (2018 et 2022), Pushpa - The Rise (2021) et RRR (2022) ont remis au goût du jour le concept du jeune homme en colère, qui rage pour faire évoluer la société injuste dans laquelle il évolue. Et si l’on retrouve ces aspects dans les héros des œuvres précitées, on y retrouve hélas également leur misogynie ordinaire, leur vision masculiniste et hétéronormée ainsi que leur approche très limitée de la féminité.
D’autres films grandement sollicités par le grand public vont plus loin, et sont infiniment plus destructeurs. Car effectivement, les films de Sandeep Reddy Vanga que sont Arjun Reddy (2017), son remake hindi Kabir Singh (2019) ou encore son dernier métrage Animal (2023) viennent banaliser - que dis-je - glorifier de multiples formes de violences faites aux femmes, que l’on limite à leur statut d’épouse et de fabrique à bébés. Dans les récits, le cinéaste filme allègrement ses héroïnes dans des séquences de rapport, et affirme que la passion amoureuse doit passer par la violence. Ce parti pris scandaleux a généré de vives réactions, émanant d’une partie de l’opinion publique qui dénonce le caractère profondément malsain du travail de Sandeep Reddy Vanga.
Mais d’autres métrages récents, qui semblent plutôt s’adresser à une audience féminine, adoptent une vision tout aussi inquiétante de la femme. La comédie d’arnaque Crew (2024), portée par le trio féminin Tabu, Kareena Kapoor Khan et Kriti Sanon, filme régulièrement ses héroïnes en mettant en avant leur silhouette. De même, la romcom Teri Baaton Mein Aisa Uljha Jiya (2024) tourne autour de l’histoire d’amour entre un homme et un robot. Et dans la trame, le personnage masculin n’est attiré par cette humanoïde que parce qu’elle répond à toutes ses attentes. Il en fait en somme ce qu’il veut : nul besoin de respecter l’autre, ni son espace, son rythme ou son consentement. Ce n’est pas un humain, de toute façon... Elle n’a pas de désir propre et est programmée pour tourner autour de la volonté de l’homme. Quelle vision réjouissante de l’amour, n’est-ce pas ?
La perspective masculine a pris une telle place dans le cinéma qu’elle semblait être intégrée par le spectateur comme faisant partie intégrante du langage filmique, si bien qu’il n’a pas été envisagé que d’autres perspectives soient possibles. Le ‘male gaze’ ne s’est pas contenté d’envahir le cinéma et autres médias de communication, il a marginalisé toutes les voix qui ne s’identifiaient pas à celle de l’homme hétérosexuel.
C’est pourquoi l’émergence de récits féministes au septième art indien donne de l’espoir et fait naître le doux songe d’une industrie cinématographique qui cesserait de voir ces actrices comme des morceaux de viande. Mais vu le succès récent - et colossal - de l’ignoble Animal, on est malheureusement encore loin du compte…
Ce concept, aux racines misogynes assez évidentes, c’est le ‘male gaze’ ou l’art d’illustrer la femme sous l’angle masculiniste. Vous savez, ces mecs qui vous disent qu’en tant que femme, vous n’avez rien à foutre dehors après 22h ? Le cinéma indien, tout comme Hollywood, n'échappe pas à ce phénomène. Le ‘male gaze’ est effectivement récurrent dans les films indiens, influençant de fait incontestablement la manière dont les personnages féminins sont représentés à l'écran.
L’écrivain anglais John Berger disait dans son essai Ways of Seeing : “Les hommes agissent et les femmes apparaissent. Les hommes regardent les femmes. Les femmes se voient être regardées.” Dans le langage visuel, la représentation de la femme passe d’abord et avant tout par l’appréciation de son apparence par la gente masculine. Qu’importe les autres aspects de sa personnalité et de son histoire, on va d’abord montrer aux spectateurs un corps, une plastique qui rendrait donc l’héroïne plus intéressante à suivre. En somme, les hommes font le spectacle, les femmes sont le spectacle. Le ‘male gaze’ prive le personnage féminin d’une identité individuelle et la réduit à son lien avec le héros masculin : c’est une femme fatale, une petite-amie, le sujet de préoccupation du protagoniste ou tout simplement son objet de désir.
Le ‘male gaze’, ou comment chosifier la femme.
Le terme ‘male gaze’ est défini par la théoricienne de cinéma Laura Mulvey dans son essai Visual Pleasure and Narrative Cinema. Ce concept fait référence à la manière dont les médias visuels prennent racine du prisme hétérosexuel masculin, limitant les femmes à des objets de désir. Cela se ressent dans la façon de filmer, qui semble adopter le point de vue masculin et réduire les personnages féminins à une fonction décorative, avec pour seule vocation de saisir le regard du spectateur masculin. Le langage cinématographique est imprégné de ce ‘male gaze’, avec cette fâcheuse tendance qu'a la caméra à zoomer, de manière insistante et souvent graveleuse, sur les corps féminins.
Ce concept se manifeste en psychologie sous la forme de la scopophilie, une pulsion affiliée au voyeurisme, où observer l’objet de ses désirs avec insistance est générateur de plaisir sexuel. Evidemment, cette névrose psychologique est largement associable à du harcèlement sexuel, mettant un peu plus en exergue la nature préoccupante du ‘male gaze’ dans nos différents médias. D’ailleurs, le ‘male gaze’ a trois dimensions : celle du réalisateur, celle du personnage masculin et celle du spectateur. Ce phénomène est parfaitement illustré par une scène musicale culte du cinéma hindi contemporain : “Chikni Chameli” du film Agneepath (2012). En effet, l’actrice Katrina Kaif, au centre de cette séquence, est à la fois l’objet de désir du cinéaste, à travers sa caméra libidineuse, des hommes qui l’entourent à l’écran et des spectateurs masculins.
Les numéros musicaux sont par ailleurs fréquemment utilisés pour montrer leurs héroïnes dans des costumes révélateurs, exécutant des chorégraphies suggestives qui sont filmées avec des angles et des plans accentuant leur sexualité. La volonté est ainsi de mettre l’emphase sur leur apparence afin de signifier au spectateur que c’est ce qui est digne d’intérêt chez elles, posant ainsi un constat alarmant sur la condition féminine en Inde. Ce qui est particulièrement insidieux dans le ‘male gaze’, c’est son caractère profondément inconscient. Il est si ancré dans les normes visuelles, gimmicks et autres ‘trope’ narratifs qu’il n’est pas instinctif de le questionner et donc, a fortiori, de le déconstruire.
Le genre cinématographique de la meuf bonne.
Cette focale du cinéma indien mainstream sur l’anatomie comme unique caractéristique narrative notable d’un personnage féminin, elle prend racine dans le travail de plusieurs cinéastes, certains parmi les plus prestigieux. En effet, l’immense Raj Kapoor, acclamé pour sa mise en scène et ses récits sensibles sur l’amour, a développé toute une imagerie autour de ses personnages féminins, qu’il illustre régulièrement dans un style très particulier, entre caractère ingénu et sensualité débordante. Qu’il s’agisse de Dimple Kapadia dans Bobby (1973), Zeenat Aman dans Satyam Shivam Sundaram (1978) ou encore Mandakini dans Ram Teri Ganga Maili (1985), toutes les héroïnes de Raj Kapoor partagent les mêmes caractéristiques, renforcées par la caméra baladeuse du cinéaste.
Malgré une approche différente, Yash Chopra a également donné vie à des héroïnes de cinéma à la grâce et au sex-appeal évidents. Le réalisateur a effectivement pris un malin plaisir à iconiser sa vision de la beauté indienne à travers une mise en scène léchée et onirique. De Sridevi dans Chandni (1989) à Katrina Kaif dans Jab Tak Hai Jaan (2012), en passant par Madhuri Dixit dans Dil To Pagal Hai (1997) et Preity Zinta dans Veer Zaara (2004), les héroïnes ‘made in Yash Raj’ sont toutes d’une beauté à couper le souffle. Et tout dans l’imagerie vient nous le rappeler, de leurs tenues vestimentaires au travail de photographie. Si elles ont pour elles d’autres atouts, Yash Chopra vient d’abord nous rappeler qu’avant toute chose, ses héroïnes sont très agréables à regarder.
Dans un registre bien plus toxique, le réalisateur David Dhawan s’est illustré dès les années 1990 en présentant des récits sexistes sur l’infidélité et la faiblesse masculine face au corps féminin, tout cela sous le prisme douteux de l’humour. Malheureusement pour nous, plusieurs de ses films de l’époque comme Saajan Chale Sasural (1996), Judwaa (1997), Hero No. 1 (1997) ou encore Gharwali Baharwali (1998) trouvent leur public et consolident la valeur commerciale de ce cinéaste aux intentions bien malhonnêtes. Le désastre ne s’arrête pas là quand l’œuvre de David Dhawan fait des petits dès les années 2000, avec d’autres films qui ne cessent de réduire les femmes à des terrains de chasse. Je cite : No Entry (2005), Shaadi No. 1 (2005) ou plus récemment Grand Masti (2013), Kyaa Kool Hain Hum 3 (2016) et Mastizaade (2016).
La caméra du réalisateur Prabhu Deva est tout aussi franche, puisque ne manquant jamais l’occasion de caser des plans serrés sur les zones érogènes de ses actrices, qu’il s’agisse d’Asin dans Pokkiri (2007), de Nayanthara dans Villu (2009) ou de Sonakshi Sinha dans tous ses films avec le cinéaste ; de Rowdy Rathore (2012) à Action Jackson (2014), en passant par R… Rajkumar (2013).
En 2016, une vidéo satirique du collectif d’humoristes All India Bakchod met en avant la banalisation du harcèlement sexuel et les conséquences toxiques du ‘male gaze’ en parodiant de nombreuses chansons populaires des années 1960 à aujourd’hui, dénonçant au passage le travail malsain de plusieurs des metteurs en scène précités.
La tentatrice, celle qui usa de ses charmes pour faire le maaaaaal(e).
Liée à une vision hétéronormée et réductrice de la féminité, le ‘trope’ de la tentatrice est venu exacerber le ‘male gaze’ au cinéma, à travers des personnages de femmes fatales et sensuelles qui, par-dessus le marché, sont antagonisées dans le récit parce qu’elles assument leur sexualité. Pendant de nombreuses années, le cliché de la vamp, qui exploite ses caractéristiques physiques pour tourmenter le faible héros masculin, a été usé et abusé au cinéma indien populaire. Dans les années 1970, les actrices Helen et Bindu ont incarné ces personnages à la sensualité assumée mais aux intentions troubles dans de nombreux métrages de leur époque. La dichotomie était donc claire : une femme qui exprimait sa sexualité était forcément malintentionnée, renforçant ainsi le sentiment qu’une femme vertueuse devait forcément être virginale et réprimer ses désirs.
Zeenat Aman incarnait également une séductrice redoutable dans The Great Gambler (1979), où elle exploitait sa plastique pour manipuler les hommes malhonnêtes qui l’entourent. Mais ce qui ressort de ce récit, c’est la façon dont Shabnam, son personnage, est sous-estimé par son entourage. Elle est effectivement réduite à son apparence et limitée dans ses potentialités par les hommes qu’elle côtoie, qui la renvoient sans cesse à son physique.
Et cette représentation a perduré. Comment ne pas mentionner le personnage de Sonia Roy, incarné par Priyanka Chopra dans le film Aitraaz (2004) ? Cette dernière joue outrageusement de ses charmes pour appâter Raj Malhotra (incarné par Akshay Kumar), présenté dans la narration comme la victime de ses manigances. Jamais le film ne vient mettre en lumière la faiblesse d’esprit et l’infidélité manifeste du protagoniste masculin, qui est plutôt présenté comme subissant le piège tendu par la femme fatale et impitoyable qu’est Sonia. Plus récemment, la Monica de Monica O My Darling (2022), incarnée par Huma Qureshi, use de toutes les caractéristiques de la vamp pour mieux les détourner dans cette comédie noire en forme d’hommage aux grands succès des ‘seventies’.
Ces actrices qui incarnent le ‘male gaze’.
Parmi les comédiennes qui ont construit leur carrière sur le ‘male gaze’, il y a notamment le cas d’école Silk Smitha. Cette actrice dravidienne a fait des émules dès les années 1980, où elle a incarné une figure érotique majeure pour le public du sud de l’Inde. D’abord à travers de nombreux ‘item number’ puis plusieurs rôles de vamp, Silk Smitha est également devenue une figure emblématique de l’industrie érotique malayalam. L’actrice imposera sa beauté comme nouveau standard et amènera avec elle une forme de libération sexuelle sur grand écran. Toutefois, elle peinera à s’émanciper de son image sulfureuse et mettra fin à ses jours en 1996, à seulement 35 ans.
En 2001, l’arrivée dans l’industrie d’une jeune actrice est venue redéfinir à son tour l’héroïne au cinéma, ainsi que son rapport à sa sexualité : il s’agit de Bipasha Basu. En effet, cette ancienne mannequin bengalie débutait sa carrière dans Ajnabee (2001), où sa beauté fatale est mise au service de l’écriture de son personnage. La comédienne fait alors fureur auprès de la gente masculine et signe des rôles similaires dans ses œuvres suivantes Raaz (2002) et Jism (2003). Il en va de même pour Mallika Sherawat, rendue célèbre par ses participations aux films Khwahish (2003) et Murder (2004), qui font d’elle un véritable sex-symbol. D’ailleurs, le succès immense de Murder verra naître plusieurs "descendants" avec les mêmes ingrédients : un thriller sulfureux, des scènes d’amour endiablées et une héroïne à la sensualité envoûtante. La bannière de production Vishesh Films, portée par les frères Mahesh et Mukesh Bhatt, fera son beurre sur ce type de contenus avec d’autres films à succès, parmi lesquels Zeher (2005), Kalyug (2005), Murder 2 (2011), Raaz 3 (2012) ou encore Love Games (2016).
D’autres comédiennes construiront leur carrière sur leur plastique et sur le ‘male gaze’ dont elles feront l’objet en permanence au cinéma. Celina Jaitley, Koena Mitra et plus récemment Urvashi Rautela en sont quelques exemples. Mais il y en a une qui a été particulièrement stratégique…
Sunny Leone, celle qui exploita le ‘trope’ pour mieux l'atomiser.
Karenjit Kaur Vohra, dite Sunny Leone, était une vedette reconnue de l’industrie pour adultes. A l’âge de 31 ans, elle décide d’opérer un changement dans sa carrière et part dans son pays d’origine, l’Inde, où elle participe à la célèbre télé-réalité d’enfermement Bigg Boss. Dès lors, les propositions de films indiens pleuvent, mais toutes se centrent davantage sur sa plastique que sur son jeu d’actrice. Qu’à cela ne tienne, Sunny se saisit de ces opportunités pour tourner définitivement le dos au monde du X et devient un phénomène dans le sous-continent. Plusieurs de ses films, produits par la bannière Vishesh Films - oui, encore eux - rencontreront le succès. Parmi eux, son premier film hindi, Jism 2 (2012) mais aussi Ragini MMS 2 (2014) et Kuch Kuch Locha Hai (2015) entretiennent le ‘male gaze’ autour de son physique.
Dans l’intervalle, Sunny se marie et a trois enfants. Elle réaffirme par ailleurs - lors d’interviews d’une misogynie décomplexée presque lunaire - son souhait d’évoluer et de livrer un bon exemple à ses rejetons. Et en 2023, c’est la consécration : Sunny tient l’un des rôles principaux de Kennedy, film de l’éminent réalisateur Anurag Kashyap, qui sera présenté à Cannes dans le cadre de la Séance de Minuit. La belle monte les prestigieuses marches du Palais des Festivals, un évènement qui marque un tournant majeur dans sa trajectoire. Depuis, elle enchaîne les projets exigeants et sera notamment la tête d’affiche de QG (2024), un drame ambitieux dans lequel elle abandonne tout apparat glamour pour se livrer pleinement. Elle fera aussi ses débuts au cinéma malayalam dans le film Rangeela et incarnera un rôle important dans la fresque kannada UI. Bref, après avoir attiré l’attention du public grâce à son physique, Sunny Leone est désormais déterminée à la conserver grâce à ses prises de risque.
L'item number ou l’obsession pour l'anatomie.
Avant tout, il est important d’apporter une définition claire au terme ‘item number’ - ou ‘item song’, très répandu dans la culture cinématographique indienne. En effet, un ‘item number’ désigne une séquence musicale spécifique dans un film indien, en l’occurrence une danse extravagante interprétée généralement par une actrice ou une danseuse populaire. Ces séquences sont souvent intégrées pour divertir le public, augmenter l'attrait commercial du film et sont parfois utilisées comme outil de promotion. Et ces morceaux promeuvent justement le ‘male gaze’, ne manquant ni de décrire l’attitude jugée provocatrice de la femme, ni ses tenues considérées comme irrésistibles. Bien que l’origine de l’item number puisse être identifiée dès les années 1940 avec les scènes de cabaret de la vedette Cuckoo, c’est en 1999 que le terme fait son apparition pour qualifier la séquence musicale “Main Aai Hoon UP Bihar Lootne” du film Shool, dans laquelle l’actrice Shilpa Shetty semble poser les fondations de l’item song moderne.
Souvent, ces mélodies évoquent, sans trop de détour, la sexualité féminine et les pensées peu farouches de ces 'item girls’. En 1993, Madhuri Dixit ne cesse de suggérer ce qui se cache sous son corsage dans la chanson “Choli Ke Peeche Kya Hai]” du film Khalnayak. Dans la séquence dansée “Tip Tip Barsa Paani” de Mohra (1994), les différentes parties du corps de l’actrice Raveena Tandon sont filmées bien avant son visage.
Plus récemment, la scène “Oo Antava Oo Oo Antava” du masala télougou Pushpa - The Rise (2021) illustre une Samantha Ruth Prabhu plus suggestive que jamais et qui, dans ses paroles, dénonce frontalement le ‘male gaze’ indépendamment de la tenue ou de l’attitude de la femme qui en est la proie.
Plusieurs comédiennes, notamment étrangères, ont toutefois construit leur carrière sur ces ‘item songs’. Parmi elles, Erina Andriana, une mannequin ukrainienne, a marqué les esprits pour ses participations à des ‘item number’ sans équivoque, les plus populaires étant “Ringa Ringa” de Arya 2 (2009) et “Maari Teetri” de De Taali (2008). La britannique Scarlett Mellish Wilson a fait de même pour des séquences musicales sensuelles telles que “Kaddu Katega” de R… Rajkumar (2013) et “Manohari” de La Légende de Baahubali - Première Partie (2015). Avant elles, la tchèque Yana Gupta jouit d’une grande popularité dans les années 2000 en tant qu’item girl avec des scènes chantées comme “Aadataramaa” de Gharshana (2004) et “Kadhal Yaanai” de Anniyan (2005). Dernièrement, c’est la maroco-canadienne Nora Fatehi qui se saisissait de l’exercice pour percer au cinéma indien, avec des séquences musicales très populaires comme “Dilbar” de Satyameva Jayate (2018), “Garmi” de Street Dancer 3D (2020) mais aussi “Kusu Kusu” de Satyameva Jayate 2 (2021). Ce phénomène a largement envahi les grands écrans indiens dès les années 2000, avec une surexploitation des ‘item songs’ comme argument commercial pour promouvoir les films. Et le fait d’avoir recours à des comédiennes étrangères - pour la plupart blanches - entretient la vision d’un érotisme exotique, profondément liée au colorisme, à l’obsession de la blancheur et, de facto, au colonialisme.
Car le ‘male gaze’ ne se contente pas, loin s’en faut, de réduire les femmes à leur apparence. Il leur dicte également une certaine apparence qui soit digne d’attirer leur regard. Ainsi, la représentation de femmes de couleur - indiennes comme étrangères - au cinéma indien est beaucoup plus sporadique. Cependant, les initiatives de certains cinéastes tendent vers le mieux à ce sujet, que ce soit par la présence de vedettes féminines à la peau tannée comme Nandita Das, Konkona Sen Sharma et Bipasha Basu, ou par la présence de l’actrice afro-américaine Jasmine Metivier au casting du magnifique Kumbalangi Nights (2019), loin de tout cliché raciste.
D'heureux mais trop rares contre-exemples.
Aussi, le brillant Shyam Benegal est de ces cinéastes qui ont toujours illustré leurs personnages féminins avec la plus grande bienveillance. En effet, loin de s’assujettir au ‘male gaze’, il a livré des portraits de femmes complexes et saisissants, tout en évoquant des questions sociétales houleuses comme le système de caste et la prostitution, par exemple. Dès les années 1970, le réalisateur s’associe à des comédiennes de calibre, qui viennent défendre des récits sensibles et intelligibles. Parmi elles, les immenses Smita Patil, Shabana Azmi et Deepti Naval prouvent qu’elles n’ont pas qu’une fonction décorative et proposent des personnages féminins passionnants, qui ne sont surtout pas définis par leur apparence.
Le cinéma malayalam met également en avant son récit et filme ses actrices avec finesse et sensibilité. Parmi elles, nombre d’entre elles brisent allègrement les codes de beauté préétablis : Nimisha Sajayan, Aparna Balamurali ou encore Sai Pallavi défendent des histoires féministes et bouleversantes, sans maquillage ni séance de fitness. Elles prouvent ainsi ce qui aurait dû relever de l’évidence : la beauté indienne est plurielle. Lors du dernier Festival de Cannes, en 2024, on a d’ailleurs eu droit à des récits portés par des réalisatrices, qui évoquent des histoires de femmes loin du prisme sexualisé : All We Imagine As Light, Girls Will Be Girls ou encore Santosh ont brillé sur la Croisette, le premier remportant par ailleurs le Grand Prix dans le cadre de la sélection officielle.
De plus, l'émergence de cinéastes féminines comme Zoya Akhtar, Gauri Shinde et Meghna Gulzar apporte de nouvelles perspectives au cinéma indien à travers des œuvres telles que Dil Dhadakne Do (2015), English Vinglish (2012) et Talvar (2015). Leur travail tend justement à offrir des représentations plus équilibrées et diversifiées des femmes, en plus d’aborder leurs personnages masculins sous un angle plus humain, loin de toute glorification gratuite.
Hélas, il y a encore du chemin à faire. Car même lorsque les personnages féminins de films populaires sont présentés comme ‘badass’, ils demeurent largement filmés sous des angles qui valorisent leur plastique, comme c’était le cas pour Katrina Kaif dans la saga Tiger (2012, 2017 et 2023) et Deepika Padukone dans Pathaan (2023). Heureusement, on se rend compte qu’il suffit parfois de confier la mise en scène à une femme pour que ces états de faits soient bouleversés. Par exemple, le personnage d’espionne campé par Alia Bhatt dans Raazi (2018) est filmé de telle sorte qu’on saisisse sa complexité, ses tourments et ses émotions, marquant une nette fracture avec les approches hypersexualisées de ses collègues masculins.
Et lorsqu’on parle de sexualité féminine, les réalisatrices se libèrent de facto de la vision masculine. Parmi ces glorieux exemples, retenez Lipstick Under My Burkha (2017) et Margarita with a Straw (2015), que je ne peux que vous recommander. On ose également parler de plaisir féminin et s’émanciper du discours phallocrate avec Déesses Indiennes en Colère (2015) et La Saison des Femmes (2015). On questionne aussi les notions réductrices de féminité et d’indépendance dans le sensible Tribhanga (2021). En somme, des cinéastes et scénaristes portent des histoires plus complexes sur les femmes d’hier et d’aujourd’hui, s’éloignant peu à peu de l’ombre pesante du ‘male gaze’.
Et si les rôles s’inversaient ?
On assiste potentiellement à un autre tournant, celui de la présence de plus en plus remarquable du ‘female gaze’ au cinéma indien. En effet, depuis quelques années, plusieurs œuvres populaires illustrent le regard féminin sur la beauté masculine. Et à la surprise générale, Karan Johar incarne par son prisme une véritable obsession du corps masculin. Les yeux clairs de Hrithik Roshan et sa plastique de rêve sont mis en valeur sur le titre “Vande Mataram” de La Famille Indienne (2001). Les torses huilés de Varun Dhawan et Sidharth Malhotra sont filmés sous tous les angles dans Student of the Year (2012). Enfin, Ranveer Singh ne loupe jamais une occasion de se balader chemise ouverte dans Rocky Aur Rani Kii Prem Kahaani (2023), le récent métrage du réalisateur.
En 2012, la comédie romantique Aiyyaa érotise le personnage de Surya, incarné par Prithviraj Sukumaran, le tout sous le regard envoûté de Rani Mukerji. Dans un autre style, la romance malayalam Ohm Shanthi Oshaana (2014) donne à voir une autre manifestation du ‘female gaze’ dans laquelle son héroïne, Pooja - campée par la délicieuse Nazriya Nazim - passe l’essentiel du film à mater de loin le beau Giri, joué par Nivin Pauly. Dans un registre plus bourrin, le blockbuster d’action War (2019) donne lieu à un ‘male gaze’ particulier puisque c’est le regard de l’acteur Tiger Shroff sur son partenaire Hrithik Roshan que le cinéaste Siddharth Anand capture et met en scène de façon sexualisée.
Ou bien si, en réalité, on faisait un retour en arrière ?
Mais le succès récent de récits d’hyper masculinité est venu renforcer le ‘male gaze’ et cette tendance sexiste à limiter les personnages féminins à des fonctions romantiques ou séductrices. Les plébiscites immenses de masala testostéronés comme la saga K.G.F. (2018 et 2022), Pushpa - The Rise (2021) et RRR (2022) ont remis au goût du jour le concept du jeune homme en colère, qui rage pour faire évoluer la société injuste dans laquelle il évolue. Et si l’on retrouve ces aspects dans les héros des œuvres précitées, on y retrouve hélas également leur misogynie ordinaire, leur vision masculiniste et hétéronormée ainsi que leur approche très limitée de la féminité.
D’autres films grandement sollicités par le grand public vont plus loin, et sont infiniment plus destructeurs. Car effectivement, les films de Sandeep Reddy Vanga que sont Arjun Reddy (2017), son remake hindi Kabir Singh (2019) ou encore son dernier métrage Animal (2023) viennent banaliser - que dis-je - glorifier de multiples formes de violences faites aux femmes, que l’on limite à leur statut d’épouse et de fabrique à bébés. Dans les récits, le cinéaste filme allègrement ses héroïnes dans des séquences de rapport, et affirme que la passion amoureuse doit passer par la violence. Ce parti pris scandaleux a généré de vives réactions, émanant d’une partie de l’opinion publique qui dénonce le caractère profondément malsain du travail de Sandeep Reddy Vanga.
Mais d’autres métrages récents, qui semblent plutôt s’adresser à une audience féminine, adoptent une vision tout aussi inquiétante de la femme. La comédie d’arnaque Crew (2024), portée par le trio féminin Tabu, Kareena Kapoor Khan et Kriti Sanon, filme régulièrement ses héroïnes en mettant en avant leur silhouette. De même, la romcom Teri Baaton Mein Aisa Uljha Jiya (2024) tourne autour de l’histoire d’amour entre un homme et un robot. Et dans la trame, le personnage masculin n’est attiré par cette humanoïde que parce qu’elle répond à toutes ses attentes. Il en fait en somme ce qu’il veut : nul besoin de respecter l’autre, ni son espace, son rythme ou son consentement. Ce n’est pas un humain, de toute façon... Elle n’a pas de désir propre et est programmée pour tourner autour de la volonté de l’homme. Quelle vision réjouissante de l’amour, n’est-ce pas ?
Conclusion
La perspective masculine a pris une telle place dans le cinéma qu’elle semblait être intégrée par le spectateur comme faisant partie intégrante du langage filmique, si bien qu’il n’a pas été envisagé que d’autres perspectives soient possibles. Le ‘male gaze’ ne s’est pas contenté d’envahir le cinéma et autres médias de communication, il a marginalisé toutes les voix qui ne s’identifiaient pas à celle de l’homme hétérosexuel.
C’est pourquoi l’émergence de récits féministes au septième art indien donne de l’espoir et fait naître le doux songe d’une industrie cinématographique qui cesserait de voir ces actrices comme des morceaux de viande. Mais vu le succès récent - et colossal - de l’ignoble Animal, on est malheureusement encore loin du compte…