Bolly&co Magazine

Payal Kapadia, entre Cannes et Mumbai.

29 septembre 2024
Payal Kapadia All We Imagine As light Interview Film Indien
Il y a quelques semaines, j’ai eu l’honneur de m’entretenir avec la réalisatrice Payal Kapadia, tout juste auréolée de succès suite à son Grand Prix dans la sélection officielle du Festival de Cannes. Si nous n’avions pas pu la rencontrer sur la Croisette, le destin a finalement bien fait les choses puisque c’est à Paris - où crèche la cinéaste depuis plusieurs mois - que nous sommes allées à sa rencontre…

Bolly&Co : Bonjour Payal, quel plaisir de vous rencontrer ! Vous êtes en France afin de promouvoir votre film, All We Imagine as Light, qui sortira très bientôt chez nous. Avant toute chose, comment vous sentez-vous à cette idée, quelques mois après votre succès à Cannes ?

Payal Kapadia : Je suis très heureuse que le film soit distribué ici et avec une compagnie aussi formidable que Condor, qui œuvre pour qu’il sorte dans les meilleures conditions possibles. C’est très agréable, d’autant que ça a été une très bonne année pour le cinéma indien en France avec les sorties de Santosh et Girls will be Girls, et ce en plus du mien. Il me semble qu’il y avait un film indien dans presque toutes les sélections cannoises, et j’ai le sentiment que c’est un grand pas que nous avons fait au sein de ce festival. Avec l’espoir que dès l’année prochaine, la porte s’ouvre pour de nombreux autres films indiens.

Evidemment, c’est tout ce qu’on peut souhaiter pour l’avenir ! Payal, vous êtes une réalisatrice renommée. Votre documentaire, Toute une nuit sans savoir, avait déjà été sélectionné à Cannes en 2021. Qu’est-ce qui vous a attiré vers le format documentaire ?

Payal Kapadia : A vrai dire, lorsque j’étudiais la mise en scène, je travaillais parallèlement sur des œuvres de fiction et de documentaire. D’ailleurs, même dans mon documentaire, il y a des éléments de fiction. J’aime l’idée de mixer ces éléments et de rendre la frontière entre fiction et réalité plus trouble. Evidemment, les récits de fiction restent un exercice différent. Mais au final, c’est du cinéma et les deux formats ont la même vocation : raconter la vie. Et pour être honnête, je me sens juste privilégiée de pouvoir faire des films tout court !

Justement, la transition est toute trouvée pour ma question suivante. Puisque All We Imagine as Light est votre premier long-métrage de fiction et il vous a valu le Grand Prix lors du dernier Festival de Cannes. Une prouesse ! C’est également le premier film indien à figurer dans la sélection officielle depuis 1994. Qu’est-ce qui vous a donné envie de sauter le pas du récit fictif ?

Payal Kapadia : Comme je l’ai dit, je n’ai jamais eu cette approche de dissociation entre fiction et documentaire. Quand j’étais étudiante à l’université de Pune, j’ai travaillé sur un court-métrage de fiction qui a été présenté à la Cinéfondation de Cannes. J’ai donc toujours eu à l’esprit ces deux formats et je n’ai donc pas eu le sentiment de devoir opérer un changement quelconque dans ma démarche artistique.

Vous n’avez pas l’impression d’avoir fait le grand saut ?

Payal Kapadia : Non, car je travaillais sur de la fiction et du documentaire parallèlement. Je n’étais pas dans l’optique de travailler sur un seul projet à la fois. Toutes ces idées ont été étoffées en même temps. de toute manière, en tant que réalisatrice indépendante, je ne pouvais pas me contenter d’un seul projet.

Et comment vous êtes-vous sentie lorsque vous avez entendu votre nom lors de la cérémonie de clôture du Festival de Cannes, particulièrement lorsqu’on connait le caractère exceptionnel d’une telle distinction pour un film indien ?

Payal Kapadia : J’étais si heureuse et émue de pouvoir partager cette victoire avec mes trois actrices principales. Car si je suis la réalisatrice, elles ont tant apporté au film, notamment dans le langage, dans la mise en scène, dans la musicalité des séquences et la résonance des répliques. Donc le fait d’être ensemble à ce moment-là, ça a rendu cet instant encore plus spécial… Je ne sais pas trop quoi dire, si ce n’est que c’était vraiment merveilleux.

C’était génial de voir 4 femmes indiennes sur le toit du monde ce soir-là, recevoir ensemble cette reconnaissance pour un film si beau... Et en parlant d’elles, je voulais revenir sur vos comédiennes, Kani Kusruti, Divya Prabha et Chhaya Kadam. Kani et Divya conversent toutes les deux en langue malayalam dans le film, tout en évoluant dans la ville de Mumbai. Quelle était votre intention en prenant ces divers partis-pris dans votre récit ?

Payal Kapadia : Je ne parle pas le malayalam. Je crois que je n’avais pas toute ma tête quand je me suis lancée dans cette idée ! (rires)

Ça devrait être un sacré défi, j’imagine !

Payal Kapadia : Oui, mais je voulais faire un film sur Mumbai et dans Mumbai. C’est une ville comme Paris avec un brassage culturel énorme, vu que de nombreuses personnes de tous les coins du pays y viennent pour travailler. Dans les transports, vous entendrez du kannada, du gujarati, du tamoul, du télougou, du sindhi… Et je trouvais intéressant de constater à quel point le langage pouvait nous aliéner. Comme par exemple, lorsque vous allez voir votre médecin et qu’il ne parle pas le hindi… Mais le langage peut aussi être libérateur puisque si les gens autour de vous ne comprennent pas votre langue, vous pouvez dire des tas de choses très drôles ! (rires) J’aime cela et je voulais l’illustrer dans mon cinéma.

Et quel a été le processus de sélection de vos actrices, dans la mesure où elles viennent de régions et d’horizons différents. Kani est une grande figure de théâtre, Divya s’est d’abord fait connaître à la télévision kéralaise tandis que Chhaya Kadam a fait ses armes au cinéma marathi. Comment les avez-vous choisies ?

Payal Kapadia : J’ai rencontré beaucoup, beaucoup de gens… Sérieusement, je crois que toutes les actrices du Kerala ont lu mon script ! (rires) J’ai rencontré des actrices amateures, des comédiennes expérimentées… C’était un processus très très long. J’avais déjà Kani en tête après avoir vu plusieurs de ses travaux et je voulais la caster dans mon film. Et pour être honnête, lorsque j’ai écrit le scénario il y a de cela 6 ans, je voulais que Kani joue le rôle d’Anu, l’amoureuse ingénue. A l’époque, je l’avais adoré dans un court-métrage intitulé Memories of a Machine. Elle y était excellente et j’ai alors pensé qu’elle serait parfaite pour le rôle d’Anu.

Mais le temps a passé et j’ai mis longtemps à faire ce film ! (rires) Dans l’intervalle, Kani s’est illustrée dans des rôles plus matures et sérieux au cinéma ainsi que dans la série Maharani. Je me suis donc rendue compte à quel point elle était capable de se diversifier et je lui ai donc proposé le rôle de Prabha.

Pour le personnage d’Anu, j’ai rencontré beaucoup de jeunes actrices. J’étais d’abord dans l’idée d’engager une débutante puis j’ai vu le film Ariyippu, également sorti sur le titre La déclaration. Le film est réalisé par un cinéaste malayalam renommé, Mahesh Narayanan.

Oui, il me semble qu’il est sur Netflix.

Payal Kapadia : Il a également été présenté au Festival de Locarno il y a de cela deux ans et il avait pas mal fait parler à l’époque. Et quand j’y ai vu Divya Prabha, j’ai été scotchée ! Elle était si juste, mais ils l’avaient un peu vieillie pour le rôle donc je n’étais pas sûre qu’elle puisse être mon Anu. Toutefois, j’ai quand même tenu à la rencontrer tant j’avais été impressionnée par sa performance. Je l’ai donc invitée à chez moi et l’ai attendu à la gare. Je l’ai alors vu descendre de son train, elle avait les cheveux courts et une immense fraicheur. Et ensuite, j’ai vu son contenu sur Instagram et j’ai découvert sa personnalité pétillante.

On a eu l’occasion de le voir lors de votre montée des marches… Elle n’arrêtait pas de danser ! (rires)

Payal Kapadia : En effet ! J’adore son tempérament. Et pour Madame Chhaya… Il faut que j’arrête de l’appeler Madame parce que ça met une barrière étrange entre nous. (rires) Bref, je l’ai vu dans le film marathi Fandry, de Nagraj Mangule.

Oui, il a également réalisé le formidable Sairat.

Payal Kapadia : Ô, vous connaissez ?

J’ai fait mes devoirs avant de venir ! (rires)

Payal Kapadia : C’est vrai qu’elle était géniale dans ce film et sa prestation m’est restée longtemps en mémoire, si bien que j’ai continué à suivre sa carrière de près. Et donc, lorsque j’ai écrit ce personnage, celui de Parvaty, j’ai immédiatement pensé à elle. Mais je n’étais pas sûre qu’elle l’accepte puisqu’elle a commencé à être très demandée. Je l’ai donc appelée, nous avons eu une longue discussion autour du film et de ce personnage et je l’ai sentie vraiment enthousiaste. Je pense qu’elle est parvenue à entrer en connexion avec ce rôle puisque Parvaty est originaire de la même région qu’elle. Elle a donc tout de suite saisi l’accent, la manière de prononcer certains mots en hindi, le langage corporel…

Je voulais des héroïnes bancales et imparfaites. Et j’ai le sentiment qu’elles se sont amusées. Justement, nous avons organisé plusieurs sessions préparatoires avant le tournage pour se connaître davantage et tester les scènes. Et ça a fait de ce film une véritable expérience collaborative. Car si j’ai écrit le script, elles lui ont littéralement donné vie.

Leurs prestations subliment votre mise en scène, effectivement… Votre style visuel est un parfait mélange entre réalisme brut - avec votre rapport au documentaire, et humanité profonde, notamment grâce à votre direction d’acteurs. J’ai aussi adoré votre façon de filmer Mumbai, avec beaucoup de noirceur et de densité. La caméra est alors très proche des protagonistes afin que l’on éprouve cette promiscuité quasi étouffante. Tandis que dans les séquences du village, la lumière s’invite, la caméra prend de la distance pour filmer le ciel et les espaces… C’est fascinant puisque même le rythme des séquences change lorsque le récit passe d’un lieu à un autre. Comment avez-vous capturé cette histoire avec autant de sagacité ?

Payal Kapadia : Je travaille en étroite collaboration avec le directeur de la photographie et les décorateurs. Avec le directeur photo, c’est comme si nous avions écrit chaque scène ensemble. Effectivement, j’écrivais une scène puis j’allais le voir afin que nous en échangions et qu’il puisse saisir l’intention et l’atmosphère de la séquence.

Et nous avons fait beaucoup d’essais avant ! Je me souviens que pendant la mousson, j’avais missionné des amis à moi pour faire des tests visuels, c’était très amusant ! (rires) On a beaucoup travaillé en amont sur la colorimétrie, nous avons aussi planché sur les rushs pour essayer différentes teintes. L’idée était que l’image raconte déjà beaucoup de choses sur le récit.

Et pour les décorateurs, nous leur avions donné la directive d’instaurer une image très ronde. On se refusait à livrer quelque chose de trop brutal ou de trop ciselé. Il fallait garder une fluidité visuelle, avec des imprimés floraux qui évoquent une certaine douceur, même dans le noir de la nuit. Pour la seconde partie du film, nous avons essayé de travailler sur l’horizon. Capturer l’environnement est la nature sans chercher à la sublimer faisait partie du jeu. Puisque je ne voulais pas romantiser le milieu rural mais le montrer tel qu’il est.

Je m’y voyais tellement tout semblait vrai. Et je pense que c’est ce qui vous a permis de vous distinguer à Cannes, avec d’autres femmes réalisatrices comme Sandhya Suri pour Santosh ou encore Shuchi Talati pour Girls will be Girls. Pensez-vous que ces perspectives profondément féministes ont le pouvoir de faire évoluer le cinéma indien contemporain, ainsi que le regard que porte l’Occident sur cette industrie ?

Payal Kapadia : Je pense que c’est trop diffus. Il faudrait un changement structurel profond, et pas juste quelques films indiens qui percent en Occident. Il faut un changement de l’intérieur et pas uniquement avec des réalisatrices. Il faut aussi qu’au sein des équipes techniques, la parité existe.

Je crois voir le commencement d’un changement au sein de l’industrie malayalam grâce au Hema Committee Report, qui semble avoir libéré la parole de nombreuses femmes travaillant au cinéma sur leurs conditions de travail, les attaques sexistes et agressions dont elles ont été victimes. Pensez-vous que ce mouvement pourrait prendre de l’ampleur ?

Payal Kapadia : Ce mouvement a déjà mis beaucoup de temps à se faire… J’espère simplement que notre industrie posera un cadre légal plus sécure et éthique, dans une démarche plus inclusive pour les femmes. Sans texte de loi, ce sera difficile de poursuivre cette bataille, mais ce premier pas est déjà un signe positif, en espérant que les choses s’améliorent concrètement à l’avenir.

C’est un début, dirons-nous…

Payal Kapadia : Et ça ne concerne que l’industrie malayalam… Qu’en est-il de Bollywood ?

Exactement, d’autant que les cinéma indiens restent largement dominés par des hommes, aussi bien par les acteurs, les producteurs que les équipes techniques. J’ai vu que même au sein du cinéma malayalam, certains acteurs verbalisaient leur agacement face à ce mouvement… Il y a encore du chemin à faire, hélas. Toutefois, je ne peux m’empêcher d’être admirative face au courage de ces femmes qui ont osé parler.

Payal Kapadia : Absolument !

Enfin, Payal, que peut-on attendre de vous dans le futur ?

Payal Kapadia : Je suis pour l’instant focalisée sur la sortie de All We Imagine as Light, j’ai d’ailleurs appris il y a quelques heures que le film sortirait en Inde sans la moindre coupe après son passage au comité de censure. Le film va également sortir aux Etats-Unis et tout cela, c’est grâce à ce prix que j’ai remporté à Cannes. Sans cela, je ne pense pas qu’il aurait reçu un tel accueil. Je suis donc sincèrement reconnaissante, en particulier pour la sortie indienne du film. Ce n’est pas facile pour des réalisateurs indiens indépendants de sortir leurs films en salles. Trouver des distributeurs est vraiment difficile, et j’espère que cela ouvrira la porte à d’autres artistes indépendants, histoire que leurs récits ne soient pas juste balancés sur Netflix ! Aussi, j’écris actuellement mon prochain film qui se déroulera de nouveau à Mumbai. Mais ce n’est que le début !

Hâte donc de vous retrouver à Cannes dans quelques années ! Encore merci à vous, Payal, de nous avoir accordé un peu de votre précieux temps, c’était un plaisir de vous rencontrer. Encore félicitations pour votre Grand Prix ainsi que pour la sortie imminente de votre film !

Payal Kapadia : Merci beaucoup !

mots par
Asmae Benmansour-Ammour
« Quand Nivin Pauly a dit mon prénom, je ne m'en souvenais même plus moi-même. »
lui écrire un petit mot ?