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Critique de The Storyteller : quand l’imaginaire s’éveille là où le sommeil se dérobe…

24 avril 2025
critique The Storyteller Festival des cinémas indiens de Toulouse
Le cinéma indien contemporain n’a de cesse de se réinventer en se nourrissant à la fois de ses traditions narratives les plus anciennes et d’une volonté croissante d’explorer les tensions du monde moderne. The Storyteller, présenté ce mercredi en avant-première lors de la cérémonie d’ouverture du Festival des Cinémas Indiens de Toulouse, incarne magistralement cette hybridité féconde. Réalisé par Ananth Narayan Mahadevan, ce métrage raffiné s’inspire de Golpo Boliye Tarini Khuro, une nouvelle méconnue de Satyajit Ray, maître absolu du récit cinématographique humaniste. Le tout pour interroger, dans une forme feutrée et presque théâtrale, ce qui fonde la valeur d’un récit : son origine, son intention ou bien son impact ?

Une intrigue en huis clos : entre illusion et révélation

L’argument de départ pourrait sembler anecdotique : un riche homme d’affaires gujarati souffrant d’insomnie engage un conteur bengali à la retraite pour l’aider à trouver le sommeil. Mais rapidement, le film détourne cette prémisse vers une forme de duel cérébral et affectif, où le récit devient non pas un remède, mais une arme. Paresh Rawal, dans le rôle du conteur à la langue bien pendue, incarne une figure complexe, faite de pudeur, de rouerie et de mélancolie. Face à lui, Adil Hussain campe un insomniaque au vernis d’homme d’affaires rationnel, que la rencontre avec l’art de la narration va profondément ébranler.

La dynamique entre ces deux personnages, a priori incompatibles, est au cœur de l’intrigue. À travers une série de contes aux tonalités diverses, le film interroge ce qui relie ou oppose ces deux figures masculines, entre transmission, trahison et quête de sens. La narration fonctionne par cercles concentriques, chaque histoire racontée révélant un peu plus les non-dits entre ses personnages. Il ne s’agit donc pas tant de captiver l’autre que de se démasquer soi-même.

Une critique sociale subtilement enchâssée dans le conte

L’opposition entre les deux protagonistes est également empreinte d’une dimension culturelle et politique. Le film joue habilement sur les stéréotypes opposant le Bengale lettré, ancien creuset de la pensée critique et artistique (représenté par le personnage du conteur), au Gujarat entrepreneurial, incarnant la réussite économique, mais aussi une forme d’individualisme pragmatique (porté par l'homme d'affaires insomniaque). Cette polarité n’est jamais grossière, mais elle nourrit une réflexion fine sur les tensions entre créativité et rentabilité, entre la gratuité du geste artistique et sa récupération marchande.

L’un des moments les plus marquants du film est sans doute celui où le conteur, las de n’être perçu que comme un fournisseur d’anecdotes distrayantes, revendique le droit à la propriété intellectuelle de ses récits. Une revendication inattendue mais profondément moderne, posant la question de ce que vaut une idée dans une société où tout s’échange, s’achète et se consomme. Ce basculement transforme le conteur en figure subversive et réactualise l’héritage de Ray en l’ancrant dans les problématiques de notre temps.

Une mise en scène à l’élégance discrète

Ananth Narayan Mahadevan fait preuve d’une remarquable sobriété, qui n’en est pas moins signifiante. Le film adopte une esthétique intimiste : plans fixes, éclairages tamisés, intérieurs feutrés. Le cadre devient un écrin silencieux, au cœur duquel chaque mot résonne avec force. La direction artistique - mélange de mobilier ancien, de livres entassés, de tenues sobres - suggère une atmosphère hors du temps, à la fois nostalgique et suspendue. Rien de tapageur : ici, le spectaculaire est dans le langage, dans la gestuelle des acteurs, dans les silences habités. Le rythme, volontairement lent, peut dérouter ceux qui s’attendent à un récit trépidant, mais il offre une précieuse respiration pour savourer chaque échange.

Un hommage subtil mais vibrant à Satyajit Ray… et à l’art de la fiction

Le maître Satyajit Ray est évidemment partout : dans la finesse du dialogue, dans la construction en abîme du récit, dans cette manière de conjuguer éthique et esthétique. Mais le cinéaste de The Storyteller ne se contente pas d’un pastiche : il actualise, réinvente et surtout insuffle une conscience contemporaine à ce qui aurait pu rester un exercice d’admiration. Le film est aussi truffé de références littéraires (notamment à Rabindranath Tagore), de clins d’œil aux contes traditionnels, mais aussi à la modernité numérique et à la marchandisation de l’attention.

Le twist final, subtil sans être cynique, vient couronner cette démonstration brillante : le conte, en révélant une vérité que l’on croyait enfouie, est aussi un acte de justice. Le récit, loin de n’être qu’un divertissement, devient une manière de se réapproprier son histoire, voire de reprendre le pouvoir.

Deux acteurs au sommet de leur art : une joute tout en nuances

Mais le cœur battant du film réside dans la performance exceptionnelle de ses deux protagonistes, qui offrent une leçon de jeu intérieur, loin de toute démonstration tapageuse. Paresh Rawal, dans le rôle du conteur bengali, compose un personnage tout en ambivalence. Ancien fonctionnaire désabusé reconverti en narrateur à louer, il incarne à la fois la sagesse, le cynisme, la tendresse et la révolte. Paresh Rawal parvient à faire exister plusieurs couches d’émotion simultanément : un sourire peut masquer une blessure, une digression anodine peut contenir une attaque déguisée. Il insuffle à son personnage une dimension faussement burlesque, où l’ironie masque une blessure plus profonde, peut-être même une humiliation sociale ou culturelle. Quel plaisir de le voir s'illustrer dans un rôle aussi complexe, lui que le cinéma hindi a d'abord mis au service de comédies populaires plus potaches !

De son côté, Adil Hussain excelle dans la retenue. Il joue un insomniaque élégant, au regard inquiet, en proie à une agitation intérieure que la posture rigide ne parvient pas à dissimuler. C’est un rôle difficile, car souvent dans l’écoute ou la réaction, mais le comédien trouve le ton juste dans cette lente décongélation émotionnelle, dans cette manière de laisser apparaître la vulnérabilité sous la carapace de l’homme d’affaires sûr de lui. Habitué du Festival des Cinémas Indiens de Toulouse (où plusieurs de ses œuvres ont été projeté au fil des années), Adil Hussain vient corroborer son statut d'acteur qui compte dans un cinéma d'art et d'essai qui fait la part belle à son talent et à son dévouement.

Par ailleurs, le duo fonctionne à merveille, reposant sur un contraste de styles et de registres.

Paresh Rawal est effectivement le verbe, le geste et l’attaque. Adil Hussain personnifie quant à lui le silence, le regard et l’intériorisation. Ensemble, ils produisent une tension dramatique rare, d’une justesse presque théâtrale.

En conclusion



The Storyteller est une œuvre rare, exigeant, à la croisée des chemins entre le cinéma d’auteur et la tradition orale indienne, héritée des planches. Il s’inscrit dans une double filiation : celle, indubitable, de Satyajit Ray mais aussi dans celle d’un cinéma mondial qui croit encore au pouvoir de la parole, au travail du temps long, à la beauté de l’ambiguïté. Pour ouvrir un festival célébrant la richesse et la diversité des cinémas indiens, il n’aurait pu y avoir de choix plus judicieux.

LA NOTE: 4,5/5

mots par
Asmae Benmansour-Ammour
« Quand Nivin Pauly a dit mon prénom, je ne m'en souvenais même plus moi-même. »
lui écrire un petit mot ?