Bolly&co Magazine

Padmavati : quand l'Inde s'enflamme pour une reine fictive.

25 janvier 2022
la vraie histoire de padmavati
— Cet article a été publié dans le numéro 12 de Bolly&Co, page 56.

Controverses, sujets polémiques et Bollywood sont depuis toujours des termes qui vont de pair. Des scandales sont même créés et montés de toute pièce dans un but purement promotionnel. Le procédé a plus d’une fois montré son efficacité, bien que les créateurs de films en Inde n’osent jamais admettre que leur propre équipe se cachait derrière le sujet. Toutefois, il arrive parfois qu'un buzz particulier se crée autour d’un métrage, sans que son réalisateur, ses producteurs ou ses acteurs ne le demandent ou n’y participent.

Est-ce du karma ou est-ce autre chose ?



La question ne se pose plus vraiment, car l’audience ne fait qu’attendre que la vague se calme. L’ampleur que prennent certaines de ces controverses choque le public au point où, concerné ou non, il se retrouve à un moment ou à un autre à suivre le déroulement de l’affaire. C'était bien mon cas.

Depuis l’annonce du nouveau magnum opus de Sanjay Leela Bhansali, Padmavati, j’ai filtré toute son actualité parce qu’aucune facette du projet ne m’intéressait réellement. J’étais à un moment interrogative à l'idée de voir comment Shahid Kapoor et Aditi Rao Hydari allaient se tenir au milieu de tout ce décor, mais ce n’était pas suffisant pour éveiller ma curiosité. Ce n’est que récemment, quand la folie a enflammé l’Inde que je me suis renseignée sur le sujet.

Laissez-moi vous dire que j’ai longuement hésité avant de choisir ce thème précis pour cet article. Avant d’aller plus loin, je commencerai d’abord par citer tout ce qui est déjà connu et dévoilé sur le métrage.

Adapté d’un poème de Malik Muhammad Jayasi écrit en 1540, Padmavati est un autre projet que Sanjay a voulu monter depuis au moins une dizaine d’années. Le poème, intitulé Padmavat, raconte l'histoire d'une princesse du royaume cingalais (le sri-lanka actuel). L’amitié particulière de cette princesse avec Hiraman, un perroquet, n’est pas du goût de son père qui ordonne que l’oiseau soit tué. Pour fuir ce sort macabre, Hiraman s’envole et finit par devenir l’animal de compagnie de Ratansen, le roi de Chittor. Intrigué par la description que donne Hiraman de la princesse, Ratansen décide d'entreprendre un long voyage pour partir à sa rencontre. Après de tumultueuses aventures, le roi et la princesse finissent par se marier et reviennent au Chittor. C’est à ce moment qu’entre en scène Alauddin Khalji, sultan de Delhi. Après avoir entendu diverses histoires sur la beauté incomparable de la fameuse Rani Padmini, ce dernier décide d’attaquer Chittor pour s'accaparer la belle. Les péripéties s’enchaînent pour atteindre le point culminant de ce récit : Ratansen est vaincu, et les femmes du palais, guidées par Padmavati, commettent le jauhâr. Aluddin Khalji se voit ainsi refuser sa véritable victoire, et n’arrivera jamais à mettre la main sur Rani Padmini... shahid kapoor deepika padukone padmavati Le Jauhâr est l'une des plus vieilles traditions râjput, où les veuves des guerriers décident de se brûler vives pour éviter l'esclavage, la torture ou la mort qui leur seront imposés par les troupes des envahisseurs. Vu que le film n’est pas encore sorti (à l’heure où j’écris ces mots), il est difficile de savoir exactement ce qui sera retenu dans cette nouvelle adaptation et ce qui sera modifié. Cependant, étant donné les sensibilités qui risquent d’être touchées par une reprise cinématographique de ce genre d’histoire, Sanjay Leela Bhansali s'est confronté à de multiples épreuves dès le premier jour de son tournage. En effet, même quand le métrage débutait à peine sa production, les plateaux ont été vandalisés et détruits à plusieurs reprises par des fanatiques qui refusaient que le film voit le jour. Si à l’époque, le réalisateur s’en était sorti avec des décors cassés, ce qu’il risque aujourd’hui est beaucoup plus grave.

Des menaces lui étant destinées remettent une nouvelle fois en question la maturité du public indien aux yeux de la presse internationale.

C’est amèrement ironique de voir tout un peuple s’enflammer pour une reine qui serait semble-t-il fictive. En effet, il n’a jamais été prouvé que Rani Padmini ait existé un jour, le poème en lui-même étant considéré comme une simple légende. Si l’attaque d’Alauddin Khalji sur Chittor en 1303 est un fait historique, la légende de Padmini n’a aucune base historique réelle. Padmavat est la première œuvre à avoir cité la reine, ce qui pousse beaucoup de gens à croire que le récit n’est que le fruit de l’imagination de son poète. S’il y a des preuves historiques sur l’existence des deux rois, il n’en est rien pour la reine. Parmi les historiens qui remettent en question la véracité des événements se trouve K. S. Lal, spécialiste de l’Inde médiévale. Dans sa dissertation « History of the Khalijis » de 1945, l’ancien historien pointe plusieurs incohérences entre les détails du poème et les faits historiques connus.

L’exemple le plus concret est celui de l’époque et du temps que l’histoire prend. Ratansen est devenu roi en 1301, Alauddin l’a détrôné en 1303. Cependant, dans Padmavat, il est dit que la quête de Ratansen pour Padmavati dure pendant 12 années, et son conflit avec Alauddin s’étale sur 8 années. Lal conclut que les seuls faits historiques dans le poème résident dans l'attaque d'Alauddin à l'encontre de Chittor et dans le suicide par immolation des femmes du palais .Dans l'un de ses articles récents pour FirstPost, Nitish Rampal souligne également que Jayasi a conclu son poème par les mots suivants : « J’ai monté cette histoire de toutes pièces et je l’ai raconté ».

Au fil des années, divers historiens et analystes ont déclaré que le poète n’avait jamais prétendu qu'il s'agissait d'histoire réelle.

K. S. Lal a aussi donné sens à Padmavat comme étant une simple analogie, et non une narration exacte de faits réels : Chittor représente le corps, son roi représente l’esprit, le royaume cingalais est le cœur, sa princesse est la sagesse, et finalement, Alauddin représente le désir. shahid kapoor padmavati Qui plus est, aucun des documents historiques qui évoquent cet événement ne parlent de Padmavati ou de Rani Padmini. D’un côté, la toute première de ces sources est le témoignage d’un des fidèles d’Alauddin. Amir Khusrau a parlé dans son écrit, Khaza’in ul-Futuh, de la conquête de Chittor et n’a jamais mentionné Padmini. D’autre part, l’un des politiciens de Delhi de l’époque d’Alauddin, Ziauddin Barani, a écrit en 1297 que le roi Alauddin a admis qu’il devait conquérir les régions de Chittor, Dhar et Ujjain avant d’espérer une conquête du monde. Cela impliquerait donc que la raison qui a motivé Alauddin à s’embarquer dans toutes ces guerres était sa soif de victoire et son ambition, sans mention quelconque d'une reine dont il aurait voulu se saisir.

Ce qui rend l'histoire de Padmavati encore plus confuse, ce sont les diverses versions qui ont vu le jour depuis.

Non seulement la version de Jayasi était la première (en 1540, soit quelques centaines d’années après les faits), mais elle diffère grandement des versions qui l’ont suivi. Dans certaines de ces histoires, Padmini est la fille de Ratansen et non son épouse. Pourtant, plusieurs personnes ont idéalisé cette reine au point d’en faire une figure historique réelle. Et rapidement, Padmavati est devenue le symbole du sacrifice, la féminité râjput et l’héroïsme. C’est une triste réalité mais, en Inde (et dans d’autres pays également), la liberté artistique est mise à rude épreuve. Demander de bannir des ouvrages et des films est chose commune, mais jamais aucune de ces demandes n’a pris une telle ampleur en Inde. Avant, l’audience se contentait de manifester sa colère, bannir la sortie des films dans certaines régions et boycotter des cinémas. Cette fois-ci, l’équipe de Padmavati est attaquée en plus d’être menacée de mort par plusieurs partis.

En 2008, le film Jodhaa Akbar a rencontré de vives protestations dans la région du Rajasthan, qui lui reprochait de dévier de la véracité historique. A l’époque, il était dit que Jodhaa était la fille d’Udai Singh de la région du Marwar et qu'elle était mariée à Salim, le fils d’Akbar. Ashutosh Gowariker s’en était sortie parce qu’il avait le soutien de plusieurs historiens et d’une famille royale. Aujourd’hui, Sanjay Leela Bhansali semble avoir plus de mal que son collègue, même s'il a le soutien de la fraternité Bollywoodienne.

Résultat, Bhansali et ses deux acteurs principaux sont des cibles affichées. Des sommes exorbitantes d’argent seront offertes à quiconque décapitera Deepika Padukone ou la brûlera vive, à quiconque tuera Sanjay Leela Bhansali, et à quiconque cassera les jambes de Ranveer Singh. Avec toutes ces menaces incessantes, la police a affecté des agents pour surveiller et protéger l’actrice, en espérant empêcher les choses de dégénérer. aditi rao hydari padmavati Cela ne semble pas empêcher les plus entêtés des fanatiques qui multiplient leurs posts incendiaires sur les réseaux sociaux, rédigeant des lettres ouvertes pour inciter à la violence et au meurtre. Ces divers faits, en plus des retards visà-vis de la certification du film en Inde, ont poussé les producteurs de Padmavati à repousser la sortie du métrage. Il est à noter que dans d’autres pays, comme l’Angleterre, le film de Sanjay Leela Bhansali a déjà été validé par les bureaux de censure. Malgré cela, le réalisateur et son équipe ont jugé judicieux de ne pas le sortir dans le reste du monde avant de le sortir en Inde. Pour ceux d’entre vous qui, comme moi, se trouvent complètement perdus face à un scandale de cette ampleur, voici un résumé chronologique des faits tournant autour du film, repris en grande partie du site The Indian Express :

Décembre 2016

Durant le tournage, un peintre a trouvé la mort après être tombé d’une hauteur considérable alors qu’il finalisait les détails des décors. Sanjay Leela Bhansali et Deepika Padukone ont exprimé leur tristesse.

Janvier 2017

Sanjay Leela Bhansali s’est fait attaquer par de violents opposants pendant qu’il tournait une partie du film à Jaipur. Suite à cela, le groupe d’assaillants s’en est pris à l’équipement qu’ils ont cassé et détérioré. Le tournage s’est arrêté pendant plusieurs jours.

Mars 2017

Une nouvelle vague de vandalisme a frappé le tournage de Padmavati, cette fois-ci à Kolhapur. 20 à 30 personnes ont mis le feu au plateau durant la nuit, ce qui a blessé plusieurs animaux qui étaient présents sur place. Les voyous ont également détruit des costumes très coûteux.

Septembre 2017

Après la sortie de la première affiche du film avec Deepika Padukone, des opposants râjput ont mis le feu aux diverses affiches qu’ils ont pu croiser à Jaipur, tout en criant contre Bhansali. L’une des demandes de ce groupe était que Sanjay projette le métrage à un certain nombre de personnes, dont des historiens pour avoir leur approbation sur son contenu.

Octobre 2017

A Surat, un artiste qui a passé pas moins de deux jours sur un rangoli représentant Deepika Padukone dans son rôle de Padmavati, a vu ses efforts anéantis quand un groupe de gens ont détruit sa peinture faite au sol. Une fois encore, l’actrice a exprimé son regret sur Twitter, en partageant une image d’avant et après l’événement. En parallèle, une pétition a été initiée pour empêcher le film de sortir en salles.

Novembre 2017

Des dizaines de milliers de gens ont protesté au Rajasthan, le 3 novembre, contre la sortie du film. Les écoles, les marchés et les pharmacies ont été fermés pour cette raison. Ils reprochaient au film de contenir des scènes intimes entre la reine Padmavati et Alauddin Khilji. Vu l’ampleur que prenaient les choses, plusieurs distributeurs de la région ont commencé à retirer le soutien qu’ils apportaient au film. L’un de ces distributeurs a clarifié qu’il ne souhaitait pas être impliqué dans l’histoire, jusqu’à ce que la controverse se calme. Une nouvelle pétition fut présentée au premier ministre indien et au tribunal pour empêcher la sortie nationale de Padmavati. Elle sera rejetée. La cour suprême a clarifié que c’était au bureau de censure de prendre de telles décisions, et qu’elle n’allait pas interférer dans le processus de certification.

Les menaces deviennent alors incessantes.

Abhishek Som, l'un des leaders des groupes râjput, partage son annonce contre Sanjay et Deepika « Celui qui apportera la tête de Sanjay Leela Bhansali et Deepika Padukone aura en retour 5 crore de roupies. Rani Ma Padmavati s’est sacrifiée avec 12 000 autres femmes et Bhansali remet son courage en question, en la présentant de manière disgracieuse dans son film. ». ranveer singh padmavati Attendu pour le 1er Décembre 2017, le film a longtemps été suspendu pour une durée indéterminée. A l'heure où j'écris cet article, j'apprends que Padmavati sortira finalement en salles le 25 janvier prochain, après plusieurs mois d'un imbroglio qui a autant passionné l'Inde qu'il ne l'a divisé. Le comité de censure a effectivement validé la sortie du métrage, dont le nouveau titre est désormais Padmaavat. Si aucune coupure n'a été exigée, l'équipe de l'oeuvre devra acter 5 changements dans le métrage, notamment pour la séquence musicale "Ghoomar".

Etant donné la gravité de la situation, la controverse entourant Padmavati risque de ne pas se calmer de sitôt.

En tant que simples spectateurs, il n’y a malheureusement pas grand chose que nous puissions faire, à part se poser des questions sur les motivations de chacun. Est-ce que Sanjay Leela Bhansali est allé trop loin, cette fois-ci ? Est-ce que la partie adverse arrive à dissocier la fiction de la réalité ? Est-ce qu’un travail de fiction peut se permettre de heurter les sensibilités, sous prétexte qu'il prend des libertés créatives ? Le public indien exagère-t-il ? A mon avis, il serait judicieux de laisser le public décider par lui-même du destin du film.

Si Rani Padmini a existé, si son histoire est aussi puissante et profonde que ses ardents fanatiques le disent, en quoi un simple métrage remettrait tout cela en question ? Après tout, les films indiens ne sont pas toujours pris au sérieux, et ceux signés Sanjay Leela Bhansali sont plus appréciés pour leur esthétique que pour leur véracité.
mots par
Fatima Zahra El-Ahmar
« Un thriller avec Vidya Balan et Farhan Akhtar ? Le rêve ! »
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