Le complexe du sauveur, ou comment les causes féministes sont exploitées pour entretenir le culte du héros ?

mardi 28 février 2023
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Je vais vous raconter une histoire. Nous sommes en plein été de l’année 2008. J’ai 16 ans et je suis en vacances en Algérie avec ma famille, plus précisément dans notre village natal. Nous sommes arrivés depuis quelques jours dans la nouvelle résidence de mon père, où il n’y a ni téléphone, ni connexion internet. J’attends alors les résultats de mes épreuves anticipées du Bac Français, que je suis convaincue d’avoir foiré. J’ai donc missionné ma cousine, restée dans l’Hexagone afin de me communiquer les résultats par téléphone. Sauf que, le jour J, mon père ne trouve rien de mieux à faire que de partir en ville tandis que j’attends avec une certaine anxiété la réponse à mes questions. Je précise qu’il est alors le seul à être véhiculé.

Ne supportant plus d’attendre davantage, je demande à ma mère la permission de me rendre à pieds chez ma grand-mère, qui vit à 20 minutes de marche de chez nous. Elle a un téléphone et pourra donc me permettre de contacter ma cousine. Elle accepte, à une seule condition toutefois : que mon petit frère Zinedine m’accompagne. Je ne comprends pas pourquoi. C’est alors qu’elle m’explique que je dois être accompagnée d’un homme pour qu’il assure ma protection… Un homme ? Mais Zinedine n’a que 10 ans, et une voix plus aiguë que la mienne ! Face à l’entêtement de ma mère, je finis par obtempérer, franchement exaspérée. C’est ainsi que je m’engage dans une marche tortueuse, sous un soleil de plomb entre les oued et les rues poussiéreuses du quartier de Ain Zebda, le tout sous la tutelle de mon frère cadet que la société patriarcale a désigné comme mon sauveur.

Ce jour-là, j’ai compris comment j’étais considérée en tant que femme (forcément faible et vulnérable) tandis que je voyais la responsabilité qu’on posait sur les frêles épaules de mon petit frère qui devait, en tant qu’être masculin, assurer ma protection. C’est ainsi que j’ai pris connaissance du complexe du sauveur, inhérent au système phallocrate dans lequel j’étais en train de grandir…

Le héros et son faire-valoir : une histoire vieille comme le monde…



Dès le début de son histoire, le cinéma indien a investi ses vedettes masculines, qu’il a érigé au statut de héros. De Prithviraj Kapoor et Bharat Bhushan à Allu Arjun et Tiger Shroff, le protagoniste masculin a de tous temps était porté aux nues, glorifié au point d’être iconisé. On oublie toute forme d’humanisme ou de naturalisme tant le cinéma indien a mis une énergie folle à faire de ses héros des dieux vivants, auxquels sont consacrés des temples et dont les fans muent en véritables dévots. Le héros indien est telle une figure divine : il sait tout faire, peut tout faire et a toujours raison.

L'œuvre filmique n’a donc pour vocation d’exister que pour donner à voir ce héros. On taille les films autour des acteurs, autour de ce qu’ils incarnent et de leur aura ; et non l’inverse. Et dans un tel contexte où tout gravite autour du héros, il ne reste plus de place pour des personnages féminins nuancés et développés. Le personnage féminin existe soit pour combler le vide affectif du personnage masculin, soit pour incarner sa figure maternelle. Les personnages féminins sont abordés sous le prisme de l’homme, qu’il soit le héros, le réalisateur ou le spectateur. Selon la théoricienne Claire Johnston, la femme en fiction n’est pas construite comme un sujet, mais comme un mythe au sens barthésien du terme. En effet, le sémiologue Roland Barthès définit le mythe ainsi : “Le mythe est un système de communication, c'est un message.” On entretient donc l’image féminine comme une notion abstraite, fantasmée mais aussi forcément limitée au regard de ceux qui transmettent le message : les hommes. De fait, la spectatrice femme est elle-même invisibilisée par le biais de ces héroïnes accessoires. On signifie ainsi à la femme que sans homme, elle n’a pas de raison d’exister, aussi bien dans les films que dans la vie.

Les œuvres cinématographiques sont donc le reflet de la réalité sociale patriarcale.

La critique de cinéma et féministe Molly Haskell écrit d’ailleurs dans son livre From Reverence to Rape - The Treatment of Women in the Movies : “Les films sont l’une des lunettes les plus claires et les plus accessibles pour regarder dans le passé, étant à la fois des artefacts culturels et des miroirs.

C’est pourquoi on voit les hommes projeter dans leurs œuvres des images déformées de la femme, par le biais de clichés narratifs rébarbatifs. Ainsi, le cinéma nous présente régulièrement des archétypes de personnages féminins fréquents, parmi lesquels : la vamp, femme fatale aux intentions souvent malhonnêtes, un schéma narratif sur lequel les actrices Shashikala et Aruna Irani ont construit leur carrière. La femme-enfant, que Hrishikesh Mukherjee exploitait énormément dans ses récits. La mère sacrificielle, dont l’incarnation la plus marquante est Nargis dans Mother India (1957). La sex kitten, définie comme une femme très jeune qui affiche une apparence ou une attitude sexuellement connotée, et dont le réalisateur Raj Kapoor raffolait, notamment avec Dimple Kapadia dans Bobby (1973) ou Mandakini dans Ram Teri Ganga Maili (1985).

La critique et cinéaste britannique Laura Mulvey initie alors le concept de male gaze, autrement dit la chosification de la femme sous le regard masculin réducteur, parfois prédateur. C’est ainsi que le langage cinématographique indien se veut indubitablement genré, comme s’il ne s’adressait qu’à une audience masculine.

Le culte du héros et ses conséquences…



Le héros a pris plusieurs formes au fil du temps. Du trope du jeune homme en colère incarné par Amitabh Bachchan (dans Deewar, Trishul, Sholay…) au gangster impénétrable de Sanjay Dutt (dans Khal Nayak, Vaastav – The Reality…), le héros à Bollywood a longtemps été agressif, bruyant, magnétique et imperturbable. Qu’ils soient protagonistes ou antagonistes, les héros au cinéma sont des bonhommes bien machistes, bien en phase avec leur virilité malsaine... Et dans ces films, les femmes sont des demoiselles en détresse, qui hurlent pour être secourues par le héros surpuissant, qui a le bon goût de les aimer, sans tout à fait les respecter. govinda et karishma kapoor dans coolie no 1 Avec les années 1990 et l’émergence des comédies potaches de David Dhawan (Coolie No. 1, Saajan Chale Sasural, Judwaa…), on assiste à une banalisation de l’infidélité, avec des héros qui sont des mythomanes pathologiques et qui, par-dessus le marché, sont clairement misogynes ! Govinda et Salman Khan étaient les têtes de gondole de ces métrages au sous-texte sexiste assumé. Dans ces films, les femmes sont les victimes principales des blagues douteuses des héros comme de leurs manigances, le tout au service du comique de situation (très relatif) qui entretient surtout la sordide culture du viol. On présente ici les héroïnes comme des femmes objets, des trophées que le héros passe tout le film à vouloir remporter. Et ces femmes n’ont généralement aucune personnalité, ni aucun libre arbitre.

Au même moment, les gender roles sont aussi établis par des films traditionalistes comme Hum Aapke Hain Koun (1994) et Hum Saath Saath Hain (1999), dans lesquelles les héroïnes sont présentées comme des femmes au foyer dociles et timides, qui baissent les yeux en signe d’approbation (ou plutôt de soumission).

Dans Hum Saath Saath Hain par exemple, le personnage de Preeti (incarné par Sonali Bendre) est médecin. Pourtant, on ne la voit porter sa blouse blanche qu’une seule (courte) fois dans le film. En revanche, elle est beaucoup plus souvent aux fourneaux ou en train de servir à manger aux hommes attablés de sa belle-famille.

Mais un acteur viendra changer quelque peu les choses : Shahrukh Khan. En effet, le comédien s’illustre dans des rôles d’hommes certes imparfaits, mais auxquels on permet de ressentir.

Ainsi, ses Raj et ses Rahul pleurent, expriment des émotions sans pour autant être dépossédés de leur masculinité (comme dans Dilwale Dulhania Le Jayenge, Kuch Kuch Hota Hai, La Famille Indienne…). Pour autant, ces personnages présentent des limites car ils sont régulièrement acteurs des destinées de leurs héroïnes. C’est à eux de préserver l’honneur de la fille ou de défendre ses intérêts. Ce sont eux qui vont au front pour convaincre le beau-père ou pour sauvegarder la réputation de la frêle dulcinée. C’est leur rôle de mouiller la chemise, de se sacrifier pour l’être aimé. C’est noble, mais ça ne laisse aucune place, aucun pouvoir de décision aux femmes de ces histoires qui, de nouveau, sont ici réduites au statut de spectatrices. Ces métrages font alors un pas de plus en plus grossier vers le complexe du sauveur, ostracisant de façon notoire les femmes de leur récit.

Il est d’ailleurs compliqué de trouver des films indiens populaires qui passent le test de Bechdel-Wallace.

Ce dernier est défini comme suit :
    Il doit y avoir au moins deux femmes nommées (nom/prénom) dans l’œuvre ;
    qui parlent ensemble ;
    et qui parlent de quelque chose qui est sans rapport avec un homme.

Malgré leur propos féministe ou leurs héroïnes de premier plan, des films comme Tanu Weds Manu Returns (2015), Bobby Jasoos (2014) et Highway (2014) ne passent par le test de Bechdel-Wallace. En revanche, des métrages au récit bien moins centré sur ses femmes comme Race 3 (2018), Badhaai Ho (2018) et Padmaavat (2018) passent le test avec succès. Ce curseur d’évaluation, bien que révélateur de la fonction narrative limitée attribuée aux femmes, n’est cependant pas suffisant pour déterminer l’engagement d’une œuvre pour ses personnages féminins.

Émergence d’un nouveau genre.



Nous sommes en 2012 et avec les succès populaires et critiques de l’actrice Vidya Balan (Ishqiya, The Dirty Picture, No One Killed Jessica, Kahaani…), nous assistons à l’avènement du film women centric. Ainsi, de nombreuses comédiennes comme Kangana Ranaut, Deepika Padukone, Anushka Sharma ou encore Alia Bhatt vont surfer sur cette tendance et être à la tête de plusieurs métrages centrés sur leurs personnages féminins, voire portant des messages féministes. C’est à cette époque-là que des films réjouissants comme Queen (2014), Piku (2015), NH10 (2015) et Mary Kom (2014) sortent massivement en salles. Car jusque-là, les œuvres centrées sur leur personnage féminin bénéficiaient d’une distribution bien plus confidentielle… anushka sharma dans le film NH10 Et au sein d’une industrie guidée par ses vedettes masculines, ce virage est venu remettre en question un fonctionnement centenaire ! Car jusque-là, le cinéma hindi mainstream, destiné aux masses, était mené par des hommes.

C’est ainsi que ce phénomène est venu amener une plus grande représentativité des femmes sur grand écran, avec des personnages féminins plus étayés et saisissants. Les stars masculines se sont alors demandées si elles allaient être en mesure d’attraper le train en marche. Comment diable des acteurs pourraient trouver leur place au sein de ces récits centrés sur les femmes ? Il aurait été judicieux, et probablement plus humble, d’accepter des seconds rôles, de jouer le jeu du faire-valoir, auquel se sont livrées toutes les actrices indiennes populaires depuis la nuit des temps. Mais le patriarcat ayant encore de beaux jours devant lui, les vedettes masculines privilégieront une autre option, bien moins glorieuse…

Le sauveur et la demoiselle en détresse, la mise à jour.



C’est ainsi qu’on voit des grandes stars masculines comme Akshay Kumar, Aamir Khan et Amitabh Bachchan se livrer à l’exercice du sauveur de ces dames. En somme, on positionne ces stars au sein de récits aux sous tons féministes et dans lesquels ils viendront incarner cette cause aux yeux du spectateur. De l’art de déposséder les femmes de leur histoire… Et l’Inde est devenue championne du monde en la matière ! Akshay Kumar s’est d’ailleurs constitué une nouvelle carrière en devenant l’incarnation du sauveur au cinéma avec des films comme Toilet - Ek Prem Katha (2017) et Padman (2018). Avant toute chose, il est important de déterminer clairement le concept de “complexe du sauveur”. En psychologie, le syndrome du sauveur définit une personne qui se met au service des autres pour nourrir son besoin maladif de reconnaissance. Les personnes concernées appartiennent au cercle des narcissiques et aident leur prochain pour se sentir exister.

La question étant ici de savoir comment ce mécanisme psychologique se met en œuvre au cinéma sous la forme d’un schéma narratif récurrent ?

Parmi les exemples frappants, il y a également celui d’Ayushmann Khurrana, dont l’image de nouvel acteur du peuple a largement servi sa carrière. Se mettant au service de causes sociales importantes comme l’infertilité, l’homosexualité, la transidentité ou encore la masculinité toxique, le comédien est justement venu empiéter sur le terrain d’Akshay Kumar avec ses comédies à la fois grand public et engagées. Pourtant, en y regardant de plus près, Ayushmann est systématiquement au centre des récits qu’il défend, si bien que souvent, les femmes ou minorités concernées par la cause du film demeurent au second plan. C’était notamment le cas de Article 15 (2019), Chandigarh Kare Aashiqui (2021) et Doctor G (2022).

Des films comme Pink (2016) et Raksha Bandhan (2022) vont également dans cette direction. On y voit effectivement des personnages masculins défendre des causes féministes importantes. Cependant, ces métrages donnent surtout le sentiment amer que les femmes de leurs histoires ont besoin de validation masculine pour légitimer leur combat.

Les hommes sont ainsi positionnés en catalyseur, voire comme libérateurs afin de permettre le succès ou l’émancipation d’une femme. On entre dans l’archétype de l’homme qui apprend à la femme à marcher, qui lui montre comment se tenir.

On passe de restrictions coercitives et arbitraires à du contrôle, où l’homme est le tuteur, l’inspiration, le déclencheur et l’élément qui fait prendre conscience à la femme son potentiel. Faisant passer au demeurant le message que la femme n’a pas la présence d’esprit ni le courage de conscientiser tout cela par elle-même. L’aval et la guidance de l’homme est alors présentée comme nécessaire et salvatrice.

L’exemple de Mission Mangal (2019) est encore plus frappant. Le métrage revient sur l’équipe féminine de scientifiques ayant propulsé la première orbite sur Mars. Cette prouesse accomplie par des professionnelles émérites allaient donc être portés sur grand écran. De quoi espérer un récit puissant sur ces femmes indiennes d’aujourd’hui… Au final, Akshay Kumar récupère cette histoire inspirante pour en faire la sienne : celle d’un chef qui a toutes les bonnes idées, et qui dirige cette équipe de femmes pour la mener à l’exploit scientifique que l’on connaît…

Les personnages féminins sont périphériques, presque accessoires pour sublimer le héros campé ici par Akshay. L'intention est si criante que même sur l’affiche, on ne se cache pas de positionner Akshay au-dessus de ses partenaires féminines.

Dans sa critique du film pour Hindustan Times, Raja Sen déclare “Akshay Kumar est typiquement fiable en encourageant ses demoiselles à rayonner - il veut clairement que ce film soit son Chak De India - mais écope de la plupart des meilleures répliques. Et ce pendant que les actrices se voient attribuer des archétypes plutôt que des personnages. Il y a la licencieuse, la maladroite, la future maman…

Dans Padman (2018), qui revient sur l’histoire d’un entrepreneur du Tamil Nadu qui a rendu accessible des protections hygiéniques dans des zones rurales de l’Inde, Akshay utilise la précarité menstruelle comme excuse pour se présenter comme le saint colon, celui qui découvre le problème pour le communiquer au monde. Et ce là où, factuellement, les femmes verbalisent depuis des décennies le manque d’accessibilité des protections hygiéniques dans les endroits reculés du sous-continent. Bref, Akshay découvre la précarité des femmes indigènes sans pour autant leur donner la parole, ni même leur donner la possibilité d’être maîtresses de leur destin.

Les cas de Dangal (2016) et Chak De India (2007) sont également préoccupants. Sous couvert d’émancipation de la femme par le sport, on a surtout le sentiment que les héroïnes de ces histoires sont instrumentalisées afin de permettre aux hommes de prouver leur valeur. Elles viennent venger l’égo blessé de sportifs déchus, qui investissent ces talentueuses sportives uniquement pour montrer aux autres ce qu’ils valent. aamir khan dans le film Dangal Ainsi, le Mahavir Singh Phogat de Dangal ne se montre même pas à l’écoute de ses filles, et incarne un pater familias intransigeant et parfois cruel. Dans son article pour le site The Swaddle, Devrupa Rakshit raconte : “Une amie m’a fait remarquer que le film n’était pas du tout centré sur les femmes. Elle avait raison, les éloges étaient mal orientés. Dangal, en son sein, tourne autour d’un homme cisgenre, de son égo blessé et de ses ambitions. Ses filles servent vaguement les moyens de sa rédemption.” Aussi, le film nous fait croire que les femmes ne sont valides que lorsqu’elles se comportent comme des hommes. Le critique Malay Desai écrit pour Mumbai Mirror : “Aamir Khan laisse les émotions puissantes de Mahavir prêcher pour l’émancipation des femmes.

De son côté, le Kabir Khan de Chak De India, bien que plus nuancé, ne semble s’enrôler comme coach de l’équipe féminine que pour laver son honneur. Ce dernier est régulièrement illustré comme un dompteur, qui doit canaliser et maîtriser cette horde de femmes sauvages et indisciplinées. Aussi, on le voit régulièrement en train de mansplain les femmes qui l’entourent. Le mansplaining (ou mecsplication en français), c’est quand un homme tente d’expliquer à une femme de façon profondément paternaliste des sujets qui relèvent pourtant de la réalité quotidienne ou de la compétence des femmes. En somme, c’est comme si votre conjoint (ou bien votre frère, votre père…) parlait à votre place pour expliquer le fonctionnement du cycle menstruel ou l’expérience de l’accouchement… Bref, totalement impertinent.

Dans un registre plus mainstream, le Simmba (2018) de Rohit Shetty n’est pas en reste. D’abord flic véreux et libidineux, il se veut ensuite sauveur des femmes victimes de viol. Et c’est étrangement à son contact que cette problématique se résorbe dans le film…

Le cinéma indien régional n’est d’ailleurs pas en reste avec des films comme Bigil (sorti en 2019, et dans lequel Vijay joue un Kabir Khan dravidien à la tête d’une équipe de femmes plurielles) et Dear Comrade (sorti en 2019, et où ce bon vieux Vijay Deverakonda estime qu’il sait mieux que sa compagne ce qui est bon pour elle…).

Le problème est ici que la cause féministe des films précités est détournée afin de glorifier un peu plus le héros masculin, le mâle alpha. On positionne de nouveau les femmes en victimes, en spectatrices inertes de leur triste destinée pour mieux positionner l’homme en acteur principal. C’est aussi une manière peu subtile de signifier qu’une femme ne peut s’émanciper ou se défendre que si elle est validée et soutenue par un homme.

Alors certes, certains de ces métrages sont venus ouvrir le dialogue sur des questions importantes : Padman sur la précarité menstruelle, Toilet - Ek Prem Katha sur la précarité sanitaire, Pink sur la notion de consentement ou plus récemment Article 15 sur le système de castes. Et dans un contexte sociopolitique qui clive de plus en plus, ces discussions sont ô combien nécessaires. Et leur représentation au cinéma populaire est infiniment positive. Cependant, elle maintient tout de même les femmes dans une posture victimaire, dans laquelle l’intervention salvatrice de l’homme est nécessaire.

Mais une fois ce constat fait, que peut-on en dire ? Le problème réside probablement dans le fait que les histoires qui sont racontées le sont par le prisme de l’homme, et principalement par des équipes constituées d’hommes en coulisses. Ainsi, comment créer un personnage féminin pertinent et différent si aucune femme ne participe à son écriture ? Il y a certainement cette envie de contrôler le récit pour éviter qu’il ne soit trop accablant, trop réel. D’une certaine façon, ces causes féministes sont filtrées, voire minimisées pour mieux servir le propos du héros et mettre en valeur sa prétendue noblesse.

Le complexe du sauveur et la masculinité toxique, main dans la main.



Cette vision du mâle alpha en position de sauveur est non seulement malsaine pour la cause féministe, mais elle l’est également pour l’homme. En effet, le cinéma indien ayant systématiquement positionné ses héros en position de force, ne les autorisant jamais à flancher, à être vulnérable ou à avoir besoin d’aide, vient consolider à un certain degré la masculinité toxique. La manière dont le cinéma projette la masculinité affecte les hommes car ils pensent devoir se comporter d’une certaine façon pour être accepté. Aussi, il donne l’impression aux femmes qu’elles doivent tolérer des comportements toxiques ou inappropriés, que certains films banalisent. vijay deverakonda dans le film arjun reddy Les blockbusters Arjun Reddy (2017), son remake Kabir Singh (2019), Pyaar Ka Punchnama (2011) et sa suite (2015), Ae Dil Hai Mushkil (2016) et autres masala d’action réducteurs glamourisent des comportements toxiques, que l’on présente comme inhérents à la masculinité du héros et à l’expression de sa virilité. On voit donc l’émergence d’un nouveau trope du héros au cinéma indien : celui du man child. En effet, tel un gosse qui fait un caprice, le man child refuse qu’on lui dise non, n’en a cure des notions de consentement et n’écoute que ses désirs. Le man child a des troubles de gestion de la frustration évidents, qui le poussent soit à la dépression, soit à des comportements violents, soit à du chantage affectif (et souvent les trois en même temps).

Et le cinéma indien a eu cette fâcheuse tendance à glorifier la peine de ce héros clairement malsain, en nous faisant croire que les comportements pervers ou narcissiques qui en découlent sont romantiques. On a également assisté à une glamourisation du harcèlement sexuel où, dans de nombreux films, un homme suit l’objet de ses désirs sans son consentement, après qu’elle ait verbalisé le fait qu’elle n’était pas intéressée par lui.

D’heureux contre-exemples…



Lorsque les femmes sont à la tête d’un projet, les portraits de femmes qu’elles défendent sont étrangement plus pertinents. On l'a vu avec Gauri Shinde, derrière English Vinglish (2012) et Dear Zindagi (2016). Ce dernier est d’ailleurs très intéressant car il positionne Shahrukh Khan, l’une des plus grandes stars masculines du pays dans un rôle secondaire de thérapeute sans jamais qu’il ne dicte sa conduite au personnage principal, incarné par Alia Bhatt. Zoya Akhtar a également écrit des personnages féminins complexes dans Luck By Chance (2009), Dil Dhadakne Do (2015) ou encore Gully Boy (2019). Meghna Gulzar a livré un biopic sensible avec Chhappaak (2020) et un personnage féminin fort et doux à la fois dans Raazi (2018). Ashiwini Iyer Tiwari livre un récit de femme émouvant avec Chanda, une mère indienne (2016) et une comédie romantique à l’héroïne affirmée pour Bareilly Ki Barfi (2017). Alankrita Shrivastava écrit les femmes d’aujourd’hui avec Lipstick Under My Burkha (2017) et Dolly, Kitty et les étoiles (2020).

Si le bouleversant Neerja (2016) est dirigé par un homme, Ram Madhvani, on doit ses puissants dialogues à Sanyuktha Chawla Shaikh, une femme. Le scénario du formidable Gangubai Kathiawadi (2022), réalisé par Sanjay Leela Bhansali, est co-écrit par Utkarshini Vashishtha, ce qui donne lieu à une protagoniste nuancée et fascinante. Enfin, le sagace Queen (2014) de Vikas Bahl est écrit par la talentueuse Anvita Dutt, qui nous livrera deux films de genre exceptionnels aux personnages féminins envoûtants : Bulbbul (2020) et Qala (2022).

Laisser la place qui leur revient aux femmes au sein des équipes créatives semble donc incontournable. On constate en tout cas que lorsqu’elles ont le pouvoir d’imaginer des personnages féminins, ils sont presque systématiquement plus consistants et moins réducteurs… imran khan et genelia dzousa dans jaane tu ya jaane na Heureusement, il existe aussi des exemples de personnages masculins qui ne cherchent nullement à jouer les sauveurs. Des protagonistes humains, sincères, imparfaits et authentiques, qui donnent à leurs héroïnes tout l’espace qu’elles méritent. Et l’acteur qui incarne à la perfection ce type de personnages sains et rafraichissants, c’est Imran Khan qui, dès son premier film Jaane Tu Ya Jaane Na (2008), est devenu la représentation filmique du gentil garçon. Il poursuivra dans cette voie avec les comédies romantiques Break Ke Baad (2010) et Mere Brother Ki Dulhan (2011). D’autres personnages masculins possèdent des caractéristiques semblables comme R. Madhavan dans la saga Tanu Weds Manu (2011 et 2015), Vicky Kaushal dans Raazi (2018) ou encore Nivin Pauly dans Thattathin Marayathu (2012) et Premam (2015).

Mais au-delà de donner à voir des rôles d’hommes formidables, ces personnages contribuent à leur échelle à déconstruire les représentations de masculinité toxique. Ils nous montrent des hommes sensibles, des hommes qui pleurent, des hommes qui embrassent leur vulnérabilité sans que l’on questionne leur identité de genre.

Plus récemment, l’excellent Kumbalangi Nights (2019) nous montrait une fratrie aux multiples contrastes, en guerre contre la représentation de l’homme avec un grand A campé par le brillant Fahadh Faasil. Ce dernier illustre justement toute la toxicité de tels profils, leurs limites et leur indubitable narcissisme. Face à lui, il y a des hommes de basse caste, plus instables, écorchés vifs mais qui explorent ces parts d’eux que la masculinité toxique leur interdit d’appréhender. Et que dire des femmes de Kumbalangi Nights, à la fois fortes et fragiles, multidimensionnelles et en aucun cas dépendantes des hommes qui partagent leur vie.

Un autre film de Mollywood vient mettre un coup de pieds dans la fourmilière : Ishq (2019). Le métrage d’Anuraj Manohar prend tous les éléments du film de vengeance, nous les sert généreusement pour ensuite déconstruire tout ce que son héros y incarne. Le jeune homme en colère est ici presque tourné en ridicule, et la femme reprend la place qui lui convient. Sans rien vous divulgâcher, Vasudha (incarnée par Ann Sheetal, phénoménale) est victime d’une agression sexuelle de la part du flic Alvin (Shine Tom Chacko). Son petit-ami, Sachi (Shane Nigam) se met en tête de retrouver l’agresseur afin de lui faire payer… Mais là où Ishq est d’une sagacité remarquable, c’est qu’il ne cherche pas à glorifier la soif de revanche de Sachi, ni à le positionner en glorieux héros. Dans sa critique pour le site Film Companion, Baradwaj Ranjan écrivait ceci : « Vous seriez tenté de penser qu’il veut venger sa petite-amie, mais il se venge plutôt de l’émasculation qu’Alvin lui a fait ressentir. » Le métrage est un vif plaidoyer à l’encontre de la misogynie ordinaire et des dérives de la toute-puissance masculine.

Kumbalangi Nights et Ishq sortent justement au cinéma malayalam au moment où le mouvement Women in Cinema Collective voit le jour. Cette organisation fait suite au hashtag #MeToo qui a fait grand bruit à Mollywood après les révélations d’une actrice qui aurait subi de harcèlement sexuel au sein de l’industrie. Parmi ses membres, on compte notamment l’actrice Parvathy, la réalisatrice Anjali Menon et la chanteuse Sayanora Philip. L’association a pour but de célébrer les femmes créatrices dans le cinéma et les représentations féminines progressistes dans les œuvres filmiques.

En conclusion



Le complexe du sauveur est inhérent à de nombreux autres phénomènes prégnants de la société patriarcale, du culte du héros à la chosification de la femme. Et dans le contexte du cinéma indien, les fondements de la société locale ont posé les bases d’une industrie dirigée par les hommes. Il est cela dit bon de rappeler que des femmes influentes dans le cinéma indien de l’âge d’or, il y en a eu… Qu’il s’agisse de Devika Rani (fondatrice du studio Bombay Talkies dans les années 1940), de Fearless Nadia (actrice et cascadeuse devenue la première star de films women centric à Bollywood dès les années 1930) ou encore de Fatma Begum (première femme réalisatrice qui a dirigé son premier métrage en 1926). Cependant, ces illustrations font presque office d’exception au sein d’un cinéma qui a longtemps fait la part belle à ses vedettes masculines.

Et si Bollywood et ses cousins ont écrit des rôles importants pour les femmes, qu’il s’agisse de Radha dans Mother India (1957), d’Aarti dans Koshish (1972) ou de Nandini dans Shakti – The Power (2002), le complexe du sauveur est loin d’être un phénomène désuet. Au contraire, le cinéma indien contemporain y a encore recours régulièrement dans ses films destinés au grand public, comme récemment dans Jayeshbhai Jordaar (2022), Doctor (2021) ou Etharkkum Thunindhavan (2022). Si la place des auteurs dans l’entretien de ce schéma narratif est certes prépondérante, ce sont surtout aux stars masculines que cela profite, et ce malgré ses conséquences négatives pour la cause féministe.

Tout au long de mes recherches, j’ai compris que de tous temps, la femme au cinéma avait été diminuée, minimisée voire invisibilisée pour laisser le champ libre au héros mâle.

Est-ce qu’au fond, c’est parce que les auteurs savaient que si la femme était placée sur le même pied d’égalité que le héros traditionnel, elle était potentiellement susceptible de le transcender ? En tout cas, les réalisateurs amateurs de wokisme semblent oublier que pour prôner les droits des femmes, ces dernières ont besoin d’empathie, de bienveillance et non de pitié. Et qu’afin de normaliser la bienveillance envers les femmes, les hommes doivent les soutenir, les accompagner et non les sauver.

mots par
Asmae Benmansour-Ammour
« Quand Nivin Pauly a dit mon prénom, je ne m'en souvenais même plus moi-même. »
lui écrire un petit mot ?