Critique : Te3n (★★★★☆)

vendredi 28 juillet 2023
Te3n critique bollywood
— Cet article a été publié dans le numéro 9 de Bolly&Co, page 128.

Lorsque nous avons décidé, en équipe, que l'un des films sur lesquels porterait la rubrique des critiques était Te3n, j'étais partagée. A la fois enchantée de (faire) découvrir ce film qui semblait atypique, et avec les excellents Amitabh Bachchan, Nawazuddin Siddiqui et Vidya Balan au casting. Un métrage de qualité qui s'annonçait, de quoi être ravie ! De l'autre, je n'ai pas forcément osé dire à mes collègues du magazine que je fuyais comme la peste les drames policiers et autres thrillers. Sans entrer dans les détails, j'exerce une profession dans le domaine de la protection de l'enfance, et je suis confrontée à l'enfance en danger et aux difficultés sociales à longueur de journée. Mon métier me passionne autant qu'il m'épuise.

C'est pourquoi, lorsque je rentre chez moi, la dernière chose dont j'ai besoin, c'est d'un film sombre et, de surcroît, qui porte sur la disparition irrésolue d'une fillette de 8 ans. Je préfère de loin regarder un bon masala, une tendre romance ou une franche comédie qui auront le mérite de me redonner le sourire et de m’aider à prendre de la distance avec mon quotidien.

Pour découvrir un film comme Te3n, je dois donc être dans de bonnes dispositions. Être en vacances ou dans un état d'esprit qui me permette de visionner un métrage qui va me troubler et me heurter. Ce qui n'aide pas, c'est que je suis une vraie fontaine ! Je suis à fleur de peau, la souffrance d'un enfant ou les larmes d'une personne âgée me bouleversent.

Alors, quand le film démarre et que je découvre le regard de détresse d'un Amitabh fatigué par la vie, je fonds en larmes ! Et ça ne fait que deux minutes que ça a commencé...



John Biswas (Amitabh Bachchan) a perdu sa petite-fille Angela suite à un mystérieux enlèvement. Si sa mort remonte à 2007, il n'a jamais perdu l'espoir de retrouver l'homme qui lui a retiré son enfant. Mais aucune piste n'a été concluante. Depuis, l'inspecteur qui menait les investigations de l'affaire, Martin Das (Nawazuddin Siddiqui) a quitté la police et est rentré dans les ordres. La nouvelle enquêtrice, Sarita Sarkar (Vidya Balan), n'a pas d'élément susceptible de relancer les recherches. Mais le rapt du petit Ronnie, survenu dans les mêmes circonstances, va changer la donne...

Te3n est un vrai drame policier.

En ce sens, le rythme est lent et il est nécessaire pour le spectateur de rester attentif à chaque scène, chaque plan de caméra et chaque interaction entre les personnages pour suivre l'intrigue et ses multiples rebondissements. On reconnaît bien le style de Sujoy Ghosh (producteur de l'œuvre, qui a précédemment dirigé Kahaani), clairement inspiré du cinéma bengali. L'écriture du métrage est juste, le montage est intelligent. Le résultat est une véritable réussite. La raison majeure de cette qualité réside dans la prestation éblouissante d'Amitabh Bachchan.

On a là le plus grand acteur de l'industrie hindi, toutes générations et tous genres confondus. A plus de 70 ans, il n'a jamais été aussi intéressant. Chacun de ses projets est unique et lui permet d'explorer de nouvelles facettes de son talent. Il ne se répète jamais et privilégie toujours une histoire stimulante à un blockbuster en perspective. De Shamitabh à Pink, en passant par Wazir et Piku, Big B prouve ainsi que l'âge n'a en rien atteint sa splendeur. Avec Te3n, il bouleverse encore dans la peau de ce grand-père usé par un combat qu'il refuse d'abandonner. Il affiche un jeu subtil, nuancé et ne tombe jamais dans le mélodrame poussif. Sa vulnérabilité nous ébranle tant elle sonne juste.

Pour lui donner la réplique, il y a l'excellent Nawazuddin Siddiqui.

En ancien flic devenu homme d'église, il bénéficie d'un rôle assez classique de justicier mais qui s'éloigne de ses prestations d'antagoniste. Il tient tête avec brio au géant Amitabh et nous donne surtout l'occasion de le découvrir en héros indirect, qui mène les opérations visant à retrouver l'enfant disparu. Vidya Balan nous gratifie quant à elle d'une apparition spéciale. Elle incarne ici la policière qui mène l'enquête relative à l'enlèvement de Ronnie. Si l'actrice est irréprochable, son rôle demeure hélas très réducteur. Elle est la femme limitée, qui n'analyse pas et qui se contente de constater des évidences. Le personnage de Martin lui rappelle en permanence à quel point elle se trompe. Ce n'est franchement pas le rôle féminin le plus valorisant de sa brillante carrière. Mais dans la mesure où il s'agit d'une apparition, qu'elle a acceptée pour soutenir son ami Sujoy Ghosh, on peut entendre que l'écriture du personnage de Sarita soit restée assez superficielle, pour laisser ainsi l'espace aux protagonistes que sont John et Martin.

A travers la résolution de l'affaire, John recherche un apaisement, une paix intérieure et souhaite soulager sa culpabilité. Martin évoque quant à lui les nuits blanches qui ont découlé de ce drame et qui l'ont mené à quitter la police. Avec cette disparition et cette enquête relancée, chacun règle ses comptes avec lui-même. L'un pense y trouver la sérénité, l'autre y recouvrir sa dignité. De nombreux enjeux entourent cette affaire, dépassant largement la question de la justice. L'affaire a remué les maux de chacun et les a exacerbés. En la résolvant, ils aspirent à les solutionner ou, a minima, à trouver la force d'entreprendre un travail sur eux-mêmes pour les résorber. Il faut en tout cas souligner l'importance que de tels films existent à Bollywood. La nécessité qu'ils atteignent les spectateurs indiens.

Selon certains fans, le cinéma hindi serait en voie d'abrutissement. Te3n démontre l'exact contraire.

Bollywood se diversifie, parfois pour le pire mais, bien heureusement, surtout pour le meilleur. Si des œuvres de l'acabit de Te3n existaient déjà dans les années 1980 et 1990, elles restaient reléguées au rang de films d'art et d'essai et étaient donc destinées à une élite. Aujourd'hui, le cinéma dit social se popularise, de plus en plus porté par des têtes d'affiche commerciales. Les stars de cinéma acceptent de figurer dans ce genre de films, comme s'il s'agissait d'un passage obligé ou d'un accomplissement artistique. On l'a vu avec Deepika Padukone dans Piku, Anushka Sharma dans NH10 ou encore Alia Bhatt dans Udta Punjab. Les vedettes médiatiques se veulent désormais ambassadrices d'un cinéma fort et intelligible. La frontière entre œuvres divertissantes et films engagés se dissout de façon notable et permet de créer un pont entre les genres pour servir de vrais messages à travers les films.

La musique sert de toile de fond à la lutte de John. Composée par Clinton Cerejo, elle accompagne les protagonistes dans leur quête de justice et de vérité. L'album constitué de 5 titres vaut clairement le détour et s'accorde parfaitement à l'atmosphère du métrage. De « Haq Hai » à « Rootha », en passant par « Grahan », tous les morceaux contribuent à instaurer l'ambiance de l'œuvre et à soutenir les tourments de ses héros. Mais la chanson qui m'a personnellement bouleversé, c’est « Kyun Re » dans sa version interprétée par Amitabh Bachchan lui-même. Ce titre déchirant voit son pouvoir émotionnel décuplé par la voix de son héros qui, à travers son timbre, exprime d'une autre façon la douleur causée par la perte de l'être aimé.

En conclusion



Te3n est un film à découvrir pour son intensité, sa ferveur et sa sensibilité. Il permet d'apprécier une histoire saisissante, nichée entre le cinéma coréen et la série Cold Case, grâce à une distribution de haute volée. Amitabh Bachchan y est formidable, Nawazuddin Siddiqui impeccable et Vidya Balan tellement juste malgré un personnage assez mineur. Il fait partie de ces œuvres qui contrent le sempiternel cliché d'un cinéma indien racoleur, niais à l'excès et peu inspiré. Te3n illustre la force et la polyvalence du cinéma indien contemporain. Il incarne ce que le cinéma indien est également, allant ainsi bien au-delà des masala et des drames romantiques. Car ce cinéma est truffé de films comme Te3n. Et si cette œuvre peut vous aider à vous ouvrir à ce genre de métrages, voilà la seule raison qui justifie que vous le regardiez.

LA NOTE: 4/5
mots par
Asmae Benmansour-Ammour
« Quand Nivin Pauly a dit mon prénom, je ne m'en souvenais même plus moi-même. »
lui écrire un petit mot ?