La glamourisation du mariage forcé au cinéma indien : pourquoi il faut que ça cesse ?
16 octobre 2023
J’ai 32 ans. Je suis mariée depuis un peu plus d'un an à l'amour de ma vie. Et au grand dam de certaines personnes de mon entourage, cette union n’a pas été arrangée. Pourquoi, me direz-vous ? L’essentiel n’est-il pas d’avoir finalement trouvé ma moitié ? Pas vraiment. Car le mariage arrangé, lorsqu’il est à l’initiative des familles, est parfois utilisé comme un moyen de contrôle. Une façon de régir la vie de son enfant en veillant à ce que son partenaire respecte une liste de critères, par exemple… J’ai déjà entendu autour de moi des discours selon lesquels il fallait me marier pour me cadrer, me “tenir”. Allez savoir, j’étais manifestement trop libre à leur goût...
Et honnêtement, j'étais terrifiée par cette perspective, et ce pour de multiples raisons. La principale était que je n'avais pas envie de reproduire un schéma dans lequel j'avais pourtant grandi, parce que j'en ai vu les conséquences dévastatrices. J'ai évolué entourée de femmes aux destins sacrifiés, aux potentiels gâchés. Des femmes qui ont subi une grande partie de leur vie, qui ont été spectatrices de leur existence… Parmi elles, il y a ma mère, cette femme d'une intelligence folle qui m'a toujours soutenue dans mes projets. Dans ces instants de pression, où nombre de gens ont tenté de me forcer la main, elle a été l'une des seules à prendre ma défense. Elle ne voulait pas que je passe par les mêmes épreuves qu'elle, elle espérait sincèrement un avenir meilleur pour moi… Et elle a réussi. Je profite donc de cette petite introduction pour la remercier d'avoir osé dire non, mais aussi pour lui signifier que son combat n'aura pas été vain. Merci pour tout, Maman.
En parallèle, je me suis gavée aux films indiens, notamment à ces romances indiennes qui idéalisent le mariage arrangé, nous les présentant sans détour comme de grandes histoires d’amour. On serait presque tentés d’y croire, n’est-ce pas ? Avec les années et le recul, je me rends toutefois compte que ces films et leur propos étaient une vaste fumisterie ! Et récemment, le combat de l’influenceuse Afshan Riaz – dite Afshi Rani - pour déconstruire les mécanismes autour du mariage arrangé m’a donné envie de me pencher sur la question.
Sur le papier, le mariage arrangé est convenu entre deux êtres consentants. Parfois, les époux peuvent même être à l’initiative de l’alliance et solliciter de leur plein gré la quête du conjoint par leurs familles. Mais ça, c’est uniquement en principe. Car dans les faits, on parlera allègrement de mariage arrangé pour finalement être face à une union contrainte à l’un ou aux deux futurs mariés. La contrainte se manifeste de multiples manières, mais j'aurais l'occasion d'y revenir plus tard...
De son côté, le mariage forcé laisse, comme son nom l'indique, bien moins de place au doute : il s’agit d’obliger l’un ou les deux époux à se marier, faisant donc fi de tout consentement. Il faut savoir que dans toutes les religions (qu’il s’agisse des religions monothéistes mais aussi dans plusieurs fois polythéistes comme l’hindouisme), le mariage forcé est strictement interdit. Sa pratique est donc purement inhérente à des traditions archaïques. Aussi, il est à noter qu'en Inde, le mariage forcé est illégal et va à l'encontre de plusieurs lois et réglementations, notamment celle sur le mariage spécial de 1954, qui interdit purement et simplement les mariages forcés. De plus, l'âge minimum légal du mariage a été relevé à 18 ans pour les filles et à 21 ans pour les garçons, dans le cadre de la loi sur le mariage de 2006.
D'abord, les familles peuvent exercer une pression sur un individu pour qu'il se marie, en particulier si cela s'inscrit dans le cadre d'une tradition culturelle ou religieuse. La pression de la communauté peut être intense, et la peur de la stigmatisation sociale explique qu'une personne soit amenée à accepter un mariage non consenti. Dans certaines régions, les mariages forcés peuvent être influencés par des facteurs économiques, pusque les familles peuvent marier leurs filles de force pour obtenir une dot de la famille du mari. En Inde, les mariages forcés peuvent également découler du strict respect des normes de caste et de religion. Les mariages intercastes ou interreligieux étant vivement découragés, les unions entre personnes de même caste peuvent donc être orchestrées contre leur volonté. Les inégalités de genre sont par ailleurs un facteur majeur dans les mariages forcés. Les femmes en sont les principales victimes, car elles sont soumises à des pressions pour se marier tôt, et leur consentement peut ainsi être négligé. Certaines familles ont d'ailleurs recours à la menace et aux violences pour contraindre un de leur membre à accepter un mariage non désiré. Le manque d'éducation et de sensibilisation entraînent donc l'acceptation du mariage forcé, car les principaux concernés ne sont pas toujours conscients de leurs droits ou des alternatives qui s'offrent à eux.
La lutte contre le mariage forcé implique donc de sensibiliser, de promouvoir l'éducation, de renforcer les lois et de bousculer les normes sociales pour protéger les droits individuels, et ainsi garantir le consentement libre et éclairé de chaque personne dans le choix de son conjoint. La créatrice de contenu et danseuse franco-pakistanaise Afshan Riaz – connue en tant que Afshi Rani - , qui a partagé sur ses réseaux l'histoire de son mariage forcé, a notamment avancé un concept particulier pour évoquer son cas : celui du mariage manipulé. « Ça a été un mariage forcé, sous la manipulation, » avance-t-elle effectivement dans ses multiples interviews. L'influenceuse souligne notamment la pression psychologique qu'elle a subie de la part de sa famille, et la manipulation opérée par son père afin qu'elle cède à la perspective d'un mariage arrangé. La notion de consentement éclairé est d'ailleurs remise en cause par Afshan, qui explique que l'accord n'est verbalisé que sous le chantage émotionnel et l'insistance malsaine de l'entourage. Elle s'exprime aujourd'hui dans les médias et à travers ses réseaux afin de libérer la parole autour de telles pratiques. « Vous n'êtes pas obligés de dire oui. Et si vous dites non, vous n'êtes pas de mauvais enfants. » Afshan décrit un « engrenage » dans lequel elle s'est sentie coincée tant les méthodes de persuasion de sa famille étaient stratégiques : « C'était étape par étape. Au début, on me propose juste de rencontrer un garçon. Puis on me parle de fiançailles. Et très vite, je me retrouve mariée. »
Elle a notamment mis en exergue le chantage émotionnel dont peuvent user les parents tout comme la pression qu’ils font porter à leurs enfants pour leur faire accepter un mariage dont ils ne veulent pas. Le consentement est certes verbalisé, mais sous le courroux parental. Et ce mécanisme est récurrent – et totalement banalisé - dans vos romances favorites : le parent va, dans le meilleur des cas, culpabiliser son enfant et lui faire porter le poids de la réputation familiale. Dans le pire, il va menacer de le rejeter, de lui couper les vivres, de se suicider ou même de s’en prendre à lui. Bref, des relations intrafamiliales absolument malsaines, que le cinéma indien populaire ne remet que rarement en cause…
Le mariage arrangé est pourtant une préoccupation bien actuelle, notamment liée aux concepts d'endogamie et d'homogamie. L'endogamie est une pratique sociale et culturelle où les individus choisissent de se marier principalement à l'intérieur de leur propre groupe social, ethnique, religieux ou culturel. L'endogamie peut être le résultat de normes culturelles, religieuses ou sociales qui encouragent ou exigent les mariages se produisant à l'intérieur du groupe ou de la caste d'origine. L'homogamie constitue quant à elle un concept sociologique qui désigne la tendance de certains individus à sélectionner des partenaires qui leur ressemblent en termes de caractéristiques sociales, culturelles, éducationnelles ou encore économiques. Les caractéristiques prises en compte dans l'homogamie peuvent inclure le niveau d'éducation, la classe sociale, l'origine ethnique, la religion, les intérêts, les valeurs ou même les croyances politiques. Par exemple, une personne ayant un diplôme universitaire a plus de chances de choisir un partenaire ayant un niveau d'instruction égal, reflétant de fait une forme d'homogamie éducative.
Le concept ? Une marieuse professionnelle se lance dans une chasse pour unir des couples aux critères assez invraisemblables… Et dans l'émission, ce sont des familles aisées, issues de milieux sociaux élevés, qui ont recours à cette professionnelle du mariage arrangé. Ce que le programme vient mettre en exergue, c’est l’approche des parents et des jeunes célibataires vis-à-vis du mariage arrangé. En somme, on se retrouve face à des familles entières qui dressent des listes irréalistes d’exigences pour trouver le gendre ou la bru parfait(e). Leur volonté est donc de renforcer un certain entre-soi, un clanisme social, ethnique et économique pour éviter les dérives d'une union considérée comme aléatoire.
Pourtant, l'émission montre malgré elle les dérives comme les limites de ces mécanismes. En effet, si le programme maintient un ton léger et divertissant, il met tout de même en avant l'importance capitale accordée au système de caste, et ce malgré le fait qu'il soit condamné par la loi. L'Inde a effectivement adopté la Constitution en 1950, qui a interdit la discrimination fondée sur les castes et établi des mesures de discrimination positive pour les groupes socialement défavorisés, connus sous le nom de Scheduled Castes (planned castes) et Scheduled Tribes (planned tribes). La Constitution indienne promeut l'égalité et l'élimination des discriminations fondées sur la caste, la religion, le sexe ou encore l'ethnie. Cependant, cette volonté endogame est revendiquée par les participants et leurs familles malgré son caractère problématique. Une façon de montrer que, même dans les hautes sphères de la société indienne, le mariage arrangé est plus que jamais une pratique courante.
Si vous avez vu Vivah (2006), vous vous souvenez tous de cette romance tournant autour d'un mariage arrangé. De la timidité extrême de ses héros, qui osaient à peine se regarder dans les yeux mais qui, au fond, se seraient volontiers jetés l'un sur l'autre… Vous ne pouvez pas avoir oublié la bouille de bébé de Shahid Kapoor, ni ses cheveux soyeux. Encore moins le regard mièvre d'Amrita Rao ou sa façon de susurrer ses répliques. Ce film, comme tant d'autres avant et après lui, fait clairement l'apologie du mariage arrangé en nous le vendant comme un magnifique conte de fée. Et même si c'est complètement faux, au final, c'est sans conséquence, n'est-ce pas ? Si ?
De nombreux films exploitent d'ailleurs ce schéma narratif comme point de départ de leur histoire d’amour. Le parti pris systématique de ces romances ? Le choix des parents est toujours le meilleur ! Car presque systématiquement, l'homme imposé à l'héroïne par sa famille est celui dont l'amour est présenté comme étant le plus pur et le plus sincère.
Et les exemples sont nombreux ! Dans Hum Dil De Chuke Sanam (1999), Nandini(Aishwarya Rai) retourne auprès de son mari Vanraj (Ajay Devgan), l’homme que son père lui a choisi. De même pour Rumi (Taapsee Pannu) dans Manmarziyaan (2018), qui décide de rester auprès de Robbie (Abhishek Bachchan), son mari arrangé, plutôt que son amour de jeunesse Vicky (Vicky Kaushal). Ou même Jazz (Katrina Kaif) dans Namastey London (2017), qui finit par céder aux avances de son mari Arjun (Akshay Kumar), plantant devant l'hôtel son petit-ami de longue date. D’autres films font carrément le choix de présenter le mariage arrangé comme la seule option, comme si c’était l’unique moyen de tomber amoureux. Le cinéaste Sooraj R. Barjatya s’est fait véritable ambassadeur de telles pratiques à travers ses films Hum Aapke Hain Koun (1994), Hum Saath Saath Hain (1999) et surtout Vivah (2006), que j'ai mentionné plus haut.
Évidemment, ça marche, comme nous l’a prouvé le Surinder de Rab Ne Bana Di Jodi (2008) ou le Satyaprem de Satyaprem Ki Katha (2023). Certains films vont encore plus loin : Raja Ki Aayegi Baraat (1996) raconte l'histoire d'une jeune fille victime d'un viol et qui, pour préserver l'honneur familial, se voit contrainte d'épouser son agresseur ! Et le pire, c'est qu'on nous présente cette intrigue atroce sous le prisme de la romance, illustrant le violeur comme le prince charmant de l'héroïne… Outrageant et pourtant profondément symptomatique du discours aseptisé – et ici dangereux - du cinéma indien autour des mariages forcés.
Le film Just Married (2007), réalisé par Meghna Gulzar, essaie quant à lui d'aborder le mariage arrangé de façon plus terre-à-terre, mettant en avant les difficultés d'un couple qui ne se connaît pas à s'adapter à cette union. Pour autant, la volonté d'en faire une histoire d'amour est toujours présente, si bien que le métrage ne va jamais au bout des questionnements intéressants qu'il pose.
Certaines romances exploitent le mariage arrangé comme un élément perturbateur de leurs histoires d'amour comme Dilwale Dulhania Le Jayenge (1995), Dil Hai Tumharaa (2002), Mujhse Dosti Karoge (2002) ou encore Humpty Sharma Ki Dulhania (2014). D'autres films s'attachent aux conséquences de telles unions, comme Akaash Vani (2014) qui ose décrire l'enfer d'une jeune femme mariée de force à un homme destructeur. De même, Raksha Bandhan (2022) soulève la question de l'après-mariage arrangé et de la place que tient l'épouse dans une union motivée par l'argent de la dot, l'honneur familial et non par l'amour. Dans Shaandaar (2015), le personnage de Isha (Sanah Kapur) finit par s'opposer à son mariage arrangé avec le fils d'un businessman qui ne la respecte pas. Dans Veer-Zaara (2004), Zaara (Preity Zinta) préfère s'engager dans une vie de célibat plutôt que d'épouser un homme qu'elle n'aime pas.
Par exemple, Water (2005) raconte l'histoire d'une veuve contrainte de vivre dans un ashram, au sein duquel elle se lie d'amitié avec une autre femme confrontée à un mariage forcé. Lajja (2001) met en scène de son côté plusieurs histoires de femmes faisant face à des problèmes sociaux, dont l'une concerne un mariage forcé. La saison des femmes (2015) dénonce la phallocratie dans un village indien, et la manière dont les femmes peuvent elles-mêmes entretenir des comportements sexistes destructeurs, notamment au travers du mariage forcé d'une adolescente. Heaven on Earth (2008) raconte le destin de Chand (Preity Zinta), qui subit un mariage forcé avec un homme qui la malmène. Bulbbul (2020) relate quant à lui le mariage forcé d'une enfant dans un style gothique fascinant et avec un ton fondamentalement dénonciateur.
L’idéalisation de telles unions, bien que des exemples heureux existent et soient grandement promus par les célébrités elles-mêmes (Shahid Kapoor affirme fièrement que son mariage a été arrangé, tout comme d’autres vedettes comme Karthi et Ram Charan), demeure toutefois dangereuse tant elle occulte le caractère toxique de nombre de ces mariages. On parle de l’union en elle-même, mais on n’évoque que trop rarement ce qui la précède et, plus que tout, ce qui la suit. Aussi, le mariage arrangé sonne régulièrement comme une façon de contrôler la sexualité, et de s'assurer de la virginité féminine. A ce propos, le psychanalyste Sudhir Kakar rappelle que la pratique du mariage d'enfants provient de cette préoccupation autour de la virginité, puisqu'il est considéré qu'une fille doit être mariée après ses premières menstrues pour éviter qu'elle n'ait de rapport avant le mariage.
Le mariage arrangé par les familles, dans lequel les futurs époux ne tiennent pas une place décisionnaire centrale, peut s'apparenter à du mariage sous la contrainte. Celui où les parents et/ou la communauté posent leur veto, ont le dernier mot sur le devenir de la personne. Ces pratiques, où le consentement est obtenu de manière insidieuse, où un système de harcèlement moral est mis en œuvre par l'entourage pour convaincre le principal intéressé, lui faisant porter le poids de la réputation familiale et de l'héritage, doivent absolument cesser.
Je ne peux que vous encourager à découvrir le témoignage d'Afshan Riaz qui, par son courage, permet petit à petit de briser l'omerta autour du mariage, qu'il soit arrangé, manipulé ou forcé. Son ouvrage, Ils m'ont mariée de force, est disponible depuis le 4 octobre 2023 aux éditions City. Il revient sur le parcours à la fois douloureux et cathartique de la jeune femme, qui s'est émancipée à travers son amour pour la danse indienne, qu'elle transmet notamment à ses abonnés sur les réseaux sociaux.
Le mariage devait me poser des limites, comme si j’étais une gamine en crise. En tant que femme, qui est indépendante, c'était une expérience particulièrement infantilisante.
Et honnêtement, j'étais terrifiée par cette perspective, et ce pour de multiples raisons. La principale était que je n'avais pas envie de reproduire un schéma dans lequel j'avais pourtant grandi, parce que j'en ai vu les conséquences dévastatrices. J'ai évolué entourée de femmes aux destins sacrifiés, aux potentiels gâchés. Des femmes qui ont subi une grande partie de leur vie, qui ont été spectatrices de leur existence… Parmi elles, il y a ma mère, cette femme d'une intelligence folle qui m'a toujours soutenue dans mes projets. Dans ces instants de pression, où nombre de gens ont tenté de me forcer la main, elle a été l'une des seules à prendre ma défense. Elle ne voulait pas que je passe par les mêmes épreuves qu'elle, elle espérait sincèrement un avenir meilleur pour moi… Et elle a réussi. Je profite donc de cette petite introduction pour la remercier d'avoir osé dire non, mais aussi pour lui signifier que son combat n'aura pas été vain. Merci pour tout, Maman.
En parallèle, je me suis gavée aux films indiens, notamment à ces romances indiennes qui idéalisent le mariage arrangé, nous les présentant sans détour comme de grandes histoires d’amour. On serait presque tentés d’y croire, n’est-ce pas ? Avec les années et le recul, je me rends toutefois compte que ces films et leur propos étaient une vaste fumisterie ! Et récemment, le combat de l’influenceuse Afshan Riaz – dite Afshi Rani - pour déconstruire les mécanismes autour du mariage arrangé m’a donné envie de me pencher sur la question.
Mariage arrangé et mariage forcé… Quelle est vraiment la différence ?
Sur le papier, le mariage arrangé est convenu entre deux êtres consentants. Parfois, les époux peuvent même être à l’initiative de l’alliance et solliciter de leur plein gré la quête du conjoint par leurs familles. Mais ça, c’est uniquement en principe. Car dans les faits, on parlera allègrement de mariage arrangé pour finalement être face à une union contrainte à l’un ou aux deux futurs mariés. La contrainte se manifeste de multiples manières, mais j'aurais l'occasion d'y revenir plus tard...
De son côté, le mariage forcé laisse, comme son nom l'indique, bien moins de place au doute : il s’agit d’obliger l’un ou les deux époux à se marier, faisant donc fi de tout consentement. Il faut savoir que dans toutes les religions (qu’il s’agisse des religions monothéistes mais aussi dans plusieurs fois polythéistes comme l’hindouisme), le mariage forcé est strictement interdit. Sa pratique est donc purement inhérente à des traditions archaïques. Aussi, il est à noter qu'en Inde, le mariage forcé est illégal et va à l'encontre de plusieurs lois et réglementations, notamment celle sur le mariage spécial de 1954, qui interdit purement et simplement les mariages forcés. De plus, l'âge minimum légal du mariage a été relevé à 18 ans pour les filles et à 21 ans pour les garçons, dans le cadre de la loi sur le mariage de 2006.
Le mariage forcé est donc plutôt le résultat de divers mécanismes sociaux, culturels et familiaux. Et de multiples facteurs mènent à cette triste pratique.
D'abord, les familles peuvent exercer une pression sur un individu pour qu'il se marie, en particulier si cela s'inscrit dans le cadre d'une tradition culturelle ou religieuse. La pression de la communauté peut être intense, et la peur de la stigmatisation sociale explique qu'une personne soit amenée à accepter un mariage non consenti. Dans certaines régions, les mariages forcés peuvent être influencés par des facteurs économiques, pusque les familles peuvent marier leurs filles de force pour obtenir une dot de la famille du mari. En Inde, les mariages forcés peuvent également découler du strict respect des normes de caste et de religion. Les mariages intercastes ou interreligieux étant vivement découragés, les unions entre personnes de même caste peuvent donc être orchestrées contre leur volonté. Les inégalités de genre sont par ailleurs un facteur majeur dans les mariages forcés. Les femmes en sont les principales victimes, car elles sont soumises à des pressions pour se marier tôt, et leur consentement peut ainsi être négligé. Certaines familles ont d'ailleurs recours à la menace et aux violences pour contraindre un de leur membre à accepter un mariage non désiré. Le manque d'éducation et de sensibilisation entraînent donc l'acceptation du mariage forcé, car les principaux concernés ne sont pas toujours conscients de leurs droits ou des alternatives qui s'offrent à eux.
Surtout, il est essentiel de souligner que les mécanismes menant au mariage forcé sont interconnectés en permanence.
La lutte contre le mariage forcé implique donc de sensibiliser, de promouvoir l'éducation, de renforcer les lois et de bousculer les normes sociales pour protéger les droits individuels, et ainsi garantir le consentement libre et éclairé de chaque personne dans le choix de son conjoint. La créatrice de contenu et danseuse franco-pakistanaise Afshan Riaz – connue en tant que Afshi Rani - , qui a partagé sur ses réseaux l'histoire de son mariage forcé, a notamment avancé un concept particulier pour évoquer son cas : celui du mariage manipulé. « Ça a été un mariage forcé, sous la manipulation, » avance-t-elle effectivement dans ses multiples interviews. L'influenceuse souligne notamment la pression psychologique qu'elle a subie de la part de sa famille, et la manipulation opérée par son père afin qu'elle cède à la perspective d'un mariage arrangé. La notion de consentement éclairé est d'ailleurs remise en cause par Afshan, qui explique que l'accord n'est verbalisé que sous le chantage émotionnel et l'insistance malsaine de l'entourage. Elle s'exprime aujourd'hui dans les médias et à travers ses réseaux afin de libérer la parole autour de telles pratiques. « Vous n'êtes pas obligés de dire oui. Et si vous dites non, vous n'êtes pas de mauvais enfants. » Afshan décrit un « engrenage » dans lequel elle s'est sentie coincée tant les méthodes de persuasion de sa famille étaient stratégiques : « C'était étape par étape. Au début, on me propose juste de rencontrer un garçon. Puis on me parle de fiançailles. Et très vite, je me retrouve mariée. »
Elle a notamment mis en exergue le chantage émotionnel dont peuvent user les parents tout comme la pression qu’ils font porter à leurs enfants pour leur faire accepter un mariage dont ils ne veulent pas. Le consentement est certes verbalisé, mais sous le courroux parental. Et ce mécanisme est récurrent – et totalement banalisé - dans vos romances favorites : le parent va, dans le meilleur des cas, culpabiliser son enfant et lui faire porter le poids de la réputation familiale. Dans le pire, il va menacer de le rejeter, de lui couper les vivres, de se suicider ou même de s’en prendre à lui. Bref, des relations intrafamiliales absolument malsaines, que le cinéma indien populaire ne remet que rarement en cause…
Le mariage arrangé, toujours d'actualité ?
Le mariage arrangé est pourtant une préoccupation bien actuelle, notamment liée aux concepts d'endogamie et d'homogamie. L'endogamie est une pratique sociale et culturelle où les individus choisissent de se marier principalement à l'intérieur de leur propre groupe social, ethnique, religieux ou culturel. L'endogamie peut être le résultat de normes culturelles, religieuses ou sociales qui encouragent ou exigent les mariages se produisant à l'intérieur du groupe ou de la caste d'origine. L'homogamie constitue quant à elle un concept sociologique qui désigne la tendance de certains individus à sélectionner des partenaires qui leur ressemblent en termes de caractéristiques sociales, culturelles, éducationnelles ou encore économiques. Les caractéristiques prises en compte dans l'homogamie peuvent inclure le niveau d'éducation, la classe sociale, l'origine ethnique, la religion, les intérêts, les valeurs ou même les croyances politiques. Par exemple, une personne ayant un diplôme universitaire a plus de chances de choisir un partenaire ayant un niveau d'instruction égal, reflétant de fait une forme d'homogamie éducative.
La persistance de ces concepts dans la société indienne explique notamment l'immense succès de Indian Matchmaking, l'un des programmes de télé-réalité les plus populaires du pays – qui est justement disponible sur Netflix.
Le concept ? Une marieuse professionnelle se lance dans une chasse pour unir des couples aux critères assez invraisemblables… Et dans l'émission, ce sont des familles aisées, issues de milieux sociaux élevés, qui ont recours à cette professionnelle du mariage arrangé. Ce que le programme vient mettre en exergue, c’est l’approche des parents et des jeunes célibataires vis-à-vis du mariage arrangé. En somme, on se retrouve face à des familles entières qui dressent des listes irréalistes d’exigences pour trouver le gendre ou la bru parfait(e). Leur volonté est donc de renforcer un certain entre-soi, un clanisme social, ethnique et économique pour éviter les dérives d'une union considérée comme aléatoire.
Pourtant, l'émission montre malgré elle les dérives comme les limites de ces mécanismes. En effet, si le programme maintient un ton léger et divertissant, il met tout de même en avant l'importance capitale accordée au système de caste, et ce malgré le fait qu'il soit condamné par la loi. L'Inde a effectivement adopté la Constitution en 1950, qui a interdit la discrimination fondée sur les castes et établi des mesures de discrimination positive pour les groupes socialement défavorisés, connus sous le nom de Scheduled Castes (planned castes) et Scheduled Tribes (planned tribes). La Constitution indienne promeut l'égalité et l'élimination des discriminations fondées sur la caste, la religion, le sexe ou encore l'ethnie. Cependant, cette volonté endogame est revendiquée par les participants et leurs familles malgré son caractère problématique. Une façon de montrer que, même dans les hautes sphères de la société indienne, le mariage arrangé est plus que jamais une pratique courante.
Le mariage arrangé dans la fiction… Une utopie ?
Si vous avez vu Vivah (2006), vous vous souvenez tous de cette romance tournant autour d'un mariage arrangé. De la timidité extrême de ses héros, qui osaient à peine se regarder dans les yeux mais qui, au fond, se seraient volontiers jetés l'un sur l'autre… Vous ne pouvez pas avoir oublié la bouille de bébé de Shahid Kapoor, ni ses cheveux soyeux. Encore moins le regard mièvre d'Amrita Rao ou sa façon de susurrer ses répliques. Ce film, comme tant d'autres avant et après lui, fait clairement l'apologie du mariage arrangé en nous le vendant comme un magnifique conte de fée. Et même si c'est complètement faux, au final, c'est sans conséquence, n'est-ce pas ? Si ?
Au cinéma indien, il s'agit avant tout d'un trope comme pourraient l’être celui des opposés qui s’attirent, de la fausse relation ou de l'idylle contrariée…
De nombreux films exploitent d'ailleurs ce schéma narratif comme point de départ de leur histoire d’amour. Le parti pris systématique de ces romances ? Le choix des parents est toujours le meilleur ! Car presque systématiquement, l'homme imposé à l'héroïne par sa famille est celui dont l'amour est présenté comme étant le plus pur et le plus sincère.
Et les exemples sont nombreux ! Dans Hum Dil De Chuke Sanam (1999), Nandini(Aishwarya Rai) retourne auprès de son mari Vanraj (Ajay Devgan), l’homme que son père lui a choisi. De même pour Rumi (Taapsee Pannu) dans Manmarziyaan (2018), qui décide de rester auprès de Robbie (Abhishek Bachchan), son mari arrangé, plutôt que son amour de jeunesse Vicky (Vicky Kaushal). Ou même Jazz (Katrina Kaif) dans Namastey London (2017), qui finit par céder aux avances de son mari Arjun (Akshay Kumar), plantant devant l'hôtel son petit-ami de longue date. D’autres films font carrément le choix de présenter le mariage arrangé comme la seule option, comme si c’était l’unique moyen de tomber amoureux. Le cinéaste Sooraj R. Barjatya s’est fait véritable ambassadeur de telles pratiques à travers ses films Hum Aapke Hain Koun (1994), Hum Saath Saath Hain (1999) et surtout Vivah (2006), que j'ai mentionné plus haut.
Il y a aussi le schéma narratif du mariage subi par la femme et non par l’homme, dans lequel un homme sincère va tenter de conquérir sa femme blessée par la vie…
Évidemment, ça marche, comme nous l’a prouvé le Surinder de Rab Ne Bana Di Jodi (2008) ou le Satyaprem de Satyaprem Ki Katha (2023). Certains films vont encore plus loin : Raja Ki Aayegi Baraat (1996) raconte l'histoire d'une jeune fille victime d'un viol et qui, pour préserver l'honneur familial, se voit contrainte d'épouser son agresseur ! Et le pire, c'est qu'on nous présente cette intrigue atroce sous le prisme de la romance, illustrant le violeur comme le prince charmant de l'héroïne… Outrageant et pourtant profondément symptomatique du discours aseptisé – et ici dangereux - du cinéma indien autour des mariages forcés.
Le film Just Married (2007), réalisé par Meghna Gulzar, essaie quant à lui d'aborder le mariage arrangé de façon plus terre-à-terre, mettant en avant les difficultés d'un couple qui ne se connaît pas à s'adapter à cette union. Pour autant, la volonté d'en faire une histoire d'amour est toujours présente, si bien que le métrage ne va jamais au bout des questionnements intéressants qu'il pose.
En effet, on ne voit que trop rarement des films dénoncer pleinement le mariage arrangé.
Certaines romances exploitent le mariage arrangé comme un élément perturbateur de leurs histoires d'amour comme Dilwale Dulhania Le Jayenge (1995), Dil Hai Tumharaa (2002), Mujhse Dosti Karoge (2002) ou encore Humpty Sharma Ki Dulhania (2014). D'autres films s'attachent aux conséquences de telles unions, comme Akaash Vani (2014) qui ose décrire l'enfer d'une jeune femme mariée de force à un homme destructeur. De même, Raksha Bandhan (2022) soulève la question de l'après-mariage arrangé et de la place que tient l'épouse dans une union motivée par l'argent de la dot, l'honneur familial et non par l'amour. Dans Shaandaar (2015), le personnage de Isha (Sanah Kapur) finit par s'opposer à son mariage arrangé avec le fils d'un businessman qui ne la respecte pas. Dans Veer-Zaara (2004), Zaara (Preity Zinta) préfère s'engager dans une vie de célibat plutôt que d'épouser un homme qu'elle n'aime pas.
D'autres films sortant du genre romantique adoptent une approche plus frontale de cette problématique.
Par exemple, Water (2005) raconte l'histoire d'une veuve contrainte de vivre dans un ashram, au sein duquel elle se lie d'amitié avec une autre femme confrontée à un mariage forcé. Lajja (2001) met en scène de son côté plusieurs histoires de femmes faisant face à des problèmes sociaux, dont l'une concerne un mariage forcé. La saison des femmes (2015) dénonce la phallocratie dans un village indien, et la manière dont les femmes peuvent elles-mêmes entretenir des comportements sexistes destructeurs, notamment au travers du mariage forcé d'une adolescente. Heaven on Earth (2008) raconte le destin de Chand (Preity Zinta), qui subit un mariage forcé avec un homme qui la malmène. Bulbbul (2020) relate quant à lui le mariage forcé d'une enfant dans un style gothique fascinant et avec un ton fondamentalement dénonciateur.
Le mariage arrangé, la dure réalité.
L’idéalisation de telles unions, bien que des exemples heureux existent et soient grandement promus par les célébrités elles-mêmes (Shahid Kapoor affirme fièrement que son mariage a été arrangé, tout comme d’autres vedettes comme Karthi et Ram Charan), demeure toutefois dangereuse tant elle occulte le caractère toxique de nombre de ces mariages. On parle de l’union en elle-même, mais on n’évoque que trop rarement ce qui la précède et, plus que tout, ce qui la suit. Aussi, le mariage arrangé sonne régulièrement comme une façon de contrôler la sexualité, et de s'assurer de la virginité féminine. A ce propos, le psychanalyste Sudhir Kakar rappelle que la pratique du mariage d'enfants provient de cette préoccupation autour de la virginité, puisqu'il est considéré qu'une fille doit être mariée après ses premières menstrues pour éviter qu'elle n'ait de rapport avant le mariage.
Face au mariage arrangé, la vraie question est donc la suivante : qui arrange l'union ?
Le mariage arrangé par les familles, dans lequel les futurs époux ne tiennent pas une place décisionnaire centrale, peut s'apparenter à du mariage sous la contrainte. Celui où les parents et/ou la communauté posent leur veto, ont le dernier mot sur le devenir de la personne. Ces pratiques, où le consentement est obtenu de manière insidieuse, où un système de harcèlement moral est mis en œuvre par l'entourage pour convaincre le principal intéressé, lui faisant porter le poids de la réputation familiale et de l'héritage, doivent absolument cesser.
En conclusion
Je ne peux que vous encourager à découvrir le témoignage d'Afshan Riaz qui, par son courage, permet petit à petit de briser l'omerta autour du mariage, qu'il soit arrangé, manipulé ou forcé. Son ouvrage, Ils m'ont mariée de force, est disponible depuis le 4 octobre 2023 aux éditions City. Il revient sur le parcours à la fois douloureux et cathartique de la jeune femme, qui s'est émancipée à travers son amour pour la danse indienne, qu'elle transmet notamment à ses abonnés sur les réseaux sociaux.