Bolly&co Magazine

Kuch Kuch Hota Hai, ou quand quelque chose ne passe pas...

11 décembre 2024
kuch kuch hota hai
— Cet article a été publié dans le numéro 18 de Bolly&Co, page 86.

Pourquoi ? Mais quoi donc ? Une question ouverte qui vient signifier mon compréhension de spectactrice. Ouverte à tous les films, à toutes les interrogations. Des questionnements qui peuvent aller dans le bon sens comme dans le mauvais. Pour cette nouvelle édition, j’ai décidé de parler d’un film aimé de tous qui ne peut faire que l’unanimité : Kuch Kuch Hota Hai. Sans doute l’occasion pour moi d’enfin dire du bien d’un métrage dans le cadre de cet article ? Non.

Attention ! Alerte « je m'apprête à démonter sur place un film culte » !



Kuch Kuch Hota Hai sera toujours une oeuvre chère à mon coeur. Parce que si je vous parle aujourd’hui de cinéma indien avec tant de passion, c’est effectivement grâce à ce film. À l’occasion d’un samedi pluvieux en 2008, dans la chambre de ma cousine, qui tenait absolument à me montrer ce « film hindou »... J’étais tombée dedans, la tête la première !

« Qui était ce type au nez aquilin et aux adorables fossettes ? Qui était cette femme au monosourcil et aux yeux d’un vert perçant ? Et qui était le génie qui avait eu l’idée folle de les réunir ? »

Depuis, le cinéma indien m’a accompagnée dans chaque jour de ma vie, de l’obtention de mon baccalauréat à mon premier poste d’assistante sociale, jusqu’à mon récent changement de carrière... Ce film a clairement changé ma destinée, ma vision du monde, mon rapport aux autres et aux émotions.

« Alors, quel être abominable s’apprêterait à mettre en pièces un film aussi important dans son parcours de vie ? »

Je vous explique. J'aimerai toujours Kuch Kuch Hota Hai. Et je le verrai toujours avec un plaisir immense et une grande nostalgie. Parce qu’à chaque fois que je le revois, les émotions de mon premier visionnage et de ce choc culturel me reviennent... Pour autant, je pense ne pas faire preuve de cruauté si j'affirme qu'à bien des niveaux, ce métrage est grandement problématique. Alors certes, l’histoire d’amour entre Rahul et Anjali est bouleversante, mais elle ne communique pas que de bons messages.

« Quoi ? Pourquoi je t’aime pas, Anjali ? Bah parce que j’aime Tina.
- D’accord... Et pourquoi t’aimes Tina ?

- Euh, bah... euh... Elle est belle, déjà. Et c’est TRÈÈÈÈS important ! Et puis, elle connait « Om Jai Jagadish » par coeur. Si ça, c’est pas une raison valable de tomber amoureux, qu’est-ce que c’est ? »


C’est là qu’Anjali aurait pu faire le choix d’aller se bourrer la gueule avec ses copines, de noyer son chagrin dans son pot de Nutella maxi format ou dans un après-midi de shopping compulsif... Un chagrin de quelques mois, comme on en a toutes traversé, et c’est reparti pour un tour ! C’est pas comme si cet abruti était l’homme de sa vie, hein... Si ? Mais genre, vraiment ?! Bon. Bah d’accord. Oui, car n'en déplaisent aux puritains qui déifient presque ce métrage, Kuch Kuch Hota Hai est bourré de défauts. Le problème, c’est que Kuch Kuch Hota Hai a tellement marqué son époque que sa ligne narrative a inspiré (de façon plus ou moins grossière) une flopée d’autres oeuvres indiennes qui verront le jour par la suite... Ce qui n’est pas des plus rassurants ! Parce que Kuch Kuch Hota Hai donne une lecture bien à lui de la féminité.

« Une vraie femme porte des sari et a les cheveux longs. Point final. »

Effectivement, une vraie femme, selon la définition suprêmement réductrice que nous en fait le métrage, incarne une certaine tradition. Par exemple, Tina (campée magistralement par la toute jeune Rani Mukerji) n’est digne d’être aimée de Rahul que lorsqu’elle chante une mélodie dévotionnelle hindoue. Anjali n’est désirable que lorsqu’elle troque son look sportswear et ses cheveux courts pour un style plus conservateur... Bref, une femme n’est digne d’être aimée que lorsqu’elle rentre dans les codes et la définition de la beauté que l’homme lui impose. La femme idéale personnifiée par un certain traditionnalisme, on la retrouvera plus tard dans le personnage de Meera dans Cocktail (2012), dans celui de Payal dans Ishq Vishk (2003), dans celui de Sanjana dans Main Hoon Na (2004) ou encore dans celui de Pooja dans Mujhse Dosti Karoge (2002).

Bref, que de modèles ragoûtants pour toutes les petites filles du monde !

« Beurk. »

La femme que le héros rêve d’avoir, c’est celle qu’il présentera volontiers à ses parents hyper stricts et à la mentalité super étriquée. Celle qui ne se fait pas trop remarquer, celle qui baisse le regard en signe d’approbation. Et ce par opposition à la femme « moderne », qui s’habille trop court ou de manière trop masculine, celle qui a une vie sexuelle et que l’on présente comme instable (au mieux) ou dépravée (au pire). Longtemps personnifiée dans le cliché narratif de la vamp (une femme séductrice qui a forcément de mauvaises intentions), la représentation se veut depuis plus nuancée, avec notamment le rôle de Veronica dans le film Cocktail (2012), que l’on ne nous vend pas (le ciel soit loué !) comme une antagoniste.

« Cela dit, le héros lui préfère Meera, qui a davantage le potentiel d’une fille bonne à marier... Je répète, qui a un sac à vomi ?! »

Pour sa décharge, Karan Johar admet avoir voulu devenir cinéaste en découvrant le film Hum Aapke Hain Koun de Sooraj Barjatya, un drame familial qui pue le traditionnalisme, sorti en 1994. Et bien que ce film soit un peu mon plaisir coupable, ce n’est pas le meilleur endroit où trouver des personnages féminins inspirants et originaux. La place qui y est faite aux femmes est soit proche du néant, soit terriblement réductrice.

« Une femme tombe amoureuse, se marie, cuisine et enfante. Regardez la superbe Madhuri Dixit dans le film précité... Que fait-elle d’autre, à part ce que je viens de décrire ? Absolument rien. »

Alors en effet, elle est sublime à regarder, y’a rien à dire là-dessus ! Mais elle subit la narration du début à la fin. Rien donc qui n’aurait pu augurer le meilleur pour Anjali et Tina, les personnages créés par Karan Johar pour son Kuch Kuch Hota Hai. Ce qui me gêne aujourd'hui avec ce film, c'est la manière dont il me fait écho. Je pense qu’à l’époque, la raison pour laquelle il m’avait tellement touchée, c’est parce que je me voyais en Anjali. Pas la version en sari, mais celle avec ses survêtements larges et sa voix stridente. Parce qu’en même temps, elle incarnait un rapport aux valeurs traditionnelles qui faisait écho à mon histoire. Ce n’était pas une « filles à mecs ». Moi non plus. Ce n’était pas la jolie nana du campus, mais celle que les garçons aimaient bien parce qu’elle était comme eux. C’était aussi mon cas. Et finalement, Anjali avait droit à son happy ending avec son prince charmant. Et secrètement, j’espérais que ce serait mon cas également.

Je viens d’une famille très conservatrice. Quand j’étais adolescente, je sortais très peu. C’était le signe d’une fille bien. D’une fille respectable. Les jeunes filles de mon âge qui allaient en boite de nuit, portaient des shorts et du brillant à lèvres étaient considérées comme de mauvais exemples. Desquels je devais absolument m’éloigner. Et je l’ai intégré en tant que tel. J’étais convaincue que ma valeur venait de mon conservatisme, du fait que je passais mes journées entre les quatre murs de ma chambre à regarder des chick-flick tout en mangeant les faux Kinder Country de chez Aldi. Et donc, la leçon que j'ai tiré à l'époque de Kuch Kuch Hota Hai, c'est que les filles comme moi, celles qui ne s'habillent pas de façon suggestive et qui n'attirent pas plus que ça l'attention des hommes, sont celles qui seront récompensées par le destin.

Bref, vous l'avez compris : j'étais une idiote de première catégorie ! Depuis, j’ai pris quelques années dans la gueule, j’ai questionné beaucoup de choses dans mon éducation, mon environnement et ma culture familiale. J’ai fait le tri entre ce qui me correspondait et ce qui était loin de celle que je voulais devenir. Et puis, entre deux crises existentielles, j’ai revu Kuch Kuch Hota Hai. Et c’est là que ça m’a frappée ! Rahul est un abruti superficiel, Anjali est une sombre idiote, la gamine est agaçante au possible, Tina méritait mieux que le destin qui lui a été réservé et Aman est le seul héros de l’histoire.

« Un mec gentil, qui t’aime comme tu es alors que tu te comportes avec lui avec la chaleur humaine d’une chambre froide... Rahul, sors ! Aman, épouse-moi ! #TeamAman »

Mais alors, pourquoi (et plus que tout, comment) me suis-je à l’époque tant retrouvée dans un personnage aussi vide que celui d’Anjali ? J'étais sans doute vide, moi aussi. C’est la seule réponse qui me vienne à l’esprit, pour être honnête. Parce qu’aujourd’hui, je vois Tina comme une femme superbe, bienveillante et solaire, avec du panache et un style d’enfer ! D’ailleurs, la tenue de la belle que je préfère, c’est sa robe métallisée dans la séquence dansée « Koi Mil Gaya »... Elle déchire !

« Anjali ? C’est qui, elle ? »

À part faire du bruit et geindre pour rien, je n’ai pas retenu grand-chose, la concernant. Parce qu’au final, on ne sait rien d’elle, de son histoire familiale ou de sa personnalité. Anjali est une coquille vide, un cliché géant sur lequel est écrit « vilain petit canard » en gras et en lettres capitales... Vous savez, le cliché de la moche (ou de la fille perdue) qui mue en bombe atomique pour attirer (délibérément ou pas) le faible héros dans ses filets ? Le cinéma américain regorge d'exemples du genre, de My Fair Lady à Elle est trop bien, en passant par Pretty Woman.

Pour être aimée et respectée, une femme doit devenir un objet de désir. Elle doit être séduisante et rentrer dans un moule : celui de la meuf bonne. Et c’est exactement ce qui se passe dans Kuch Kuch Hota Hai. Pour ce qui me concerne, j’ai toujours eu un rapport lamentable à mon image. Parce que c’est aussi comme ça que je me suis construite, avec la conviction que si je me mettais en valeur, j’allais faire partie de ces filles qui ne sont pas dignes d’être aimées. J’ai donc eu à coeur de bien travailler à l’école, parce que ce qui allait me définir, c’est ce que j’avais dans la tête.

« Le coeur ? On s’en fiche, voyons ! »

Ce qui compte, c’est ce que tu renvois, pas ce que tu es. Oui, car le savoir, c’est aussi superficiel qu’une paire de fesses, si vous voulez mon avis ! On peut tous donner l’impression d’être cultivé. Il suffit d’un vocabulaire qui en jette et d’une certaine aisance à l’oral, ce qui n’a jamais été un problème pour moi... Et peu importe ce que vous valez vraiment. Parce qu'au fond, qu'est ce qui m'indique qu'Anjali était foncièrement une fille bien ? Ce n'est pas elle qui jugeait allègrement les conquêtes de Rahul ? Elle qui s'est servie d'Aman comme d'un palliatif ?

À part son sari chatoyant et sa prière devant tous les dieux sur la mélodie de « Raghupati Raghav », absolument rien ne va dans ce sens ! Vous êtes sans doute en train de vous dire que je suis dure. Que l’expérience que j’ai pu faire de Kuch Kuch Hota Hai n’est pas objective. Et c’est vrai. Elle est viscéralement liée à mon vécu et à la femme que je suis devenue. Et peut-être que si j’avais eu un rapport plus détaché à ce film, je ne l’aurais pas dézingué avec autant de véhémence qu’aujourd’hui.

Mais je crois que la personne à laquelle j'en veux le plus, ce n'est ni Anjali, ni Rahul. Ni même au réalisateur Karan Johar. Celle qui me met vraiment en pétard, c’est celle que j’étais à l’époque. Celle qui croyait qu’Anjali était le bon exemple à suivre sur la seule base de son look. Celle qui jugeait Tina parce que, justement, elle avait le courage et l’audace de s’habiller comme elle l’entendait. Un courage que je n’avais pas moi-même. C’est facile de juger. On a tous cette faculté à nous fendre de notre petite opinion personnelle. De critiquer les gens sur leur physique, sur leur allure, sur leurs hoix et sur leurs pensées... Mais au final, c’est sur notre propre nature que ça en dit long.

Kuch Kuch Hota Hai a été une leçon de vie. Il est venu questionner mes valeurs d’alors pour les faire évoluer et tendre vers celles que je défends aujourd’hui. Il est clairement imparfait, mais il a été source d’une profonde réflexion et en ce sens, il est foncièrement intelligible. On n’est pas face à une comédie creuse, mais à une romance qui fait passer des messages que l’on pourrait qualifier de douteux.

Plus de 20 ans après sa sortie, Karan Johar avouera lui-même que le film est dans l'erreur.



Ce qui est rassurant, c’est que la représentation des femmes au cinéma hindi évolue. Rani dans Queen (2014) réalise qu’elle souhaite s’accomplir et trouver ce qui la rend heureuse avant de songer au mariage. Piku dans le film du même nom (2015) est une femme sexuellement active qui ne s’en excuse pas, et qui est même comprise en ce sens par son père. Tara dans Mission Mangal (2019) prouve qu’on peut à la fois rêver d’une vie de famille et s’accomplir en tant que brillante scientifique.

Bref, cela fait bien longtemps que Kuch Kuch Hota Hai ne sert plus d'exemple aux scénaristes de Bollywood. Il a donc fallu mettre ce métrage à l’épreuve du temps pour se rendre compte de son impertinence. Mon regard sur ce film a évolué au même rythme que moi, passant de l’adolescente paumée à la femme assurée et emplie de conviction que vous connaissez à travers mes écrits. Alors rien que pour ça, merci.

Merci à ce film d’avoir d’abord changé ma vie. Et ensuite, merci à lui de m’avoir fait grandir.

mots par
Asmae Benmansour-Ammour
« Quand Nivin Pauly a dit mon prénom, je ne m'en souvenais même plus moi-même. »
lui écrire un petit mot ?