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Critique de Little Jaffna : une claque de cinéma, entre polar incandescent et cri d’identité...

26 avril 2025
critique Little Jaffna Festival des cinémas indiens de Toulouse
Avec Little Jaffna – projeté hier soir dans le cadre du Festival des Cinémas Indiens de Toulouse, Lawrence Valin signe un coup d'éclat magistral pour son premier long-métrage. Cinéaste et comédien français d'origine tamoule, formé à la prestigieuse Fémis, Lawrence prolonge et magnifie son court-métrage éponyme de 2017, qui constituait déjà une esquisse prometteuse du projet de long.

Cette première œuvre longue confirme aujourd'hui tout le potentiel entrevu et impose une voix singulière, forte et nécessaire dans le paysage cinématographique français contemporain.

À travers le prisme du polar, genre exigeant qu'il détourne et sublime, Lawrence Valin explore la réalité encore méconnue de la communauté sri-lankaise tamoule installée en France tout comme sa lutte pour la reconnaissance d’un génocide silencieux, et ce après plus de trente ans de persécutions orchestrées par le gouvernement sri-lankais contre les Tamouls, qui sont longtemps passés sous silence dans le débat public français. En situant son récit dans le quartier surnommé Little Jaffna, Lawrence Valin inscrit son œuvre au croisement de l’intime et du politique, du local et du mondial, de la fiction et de l'histoire.

Le film raconte l'histoire de Michael, incarné par Lawrence lui-même, un jeune policier français d'origine tamoule chargé d'infiltrer un gang local soupçonné de financer les Tigres Tamouls. Mais, au fil de l’enquête, sa mission officielle se heurte à des questionnements identitaires profonds. Tiraillé entre son devoir envers l'État français et ses racines tamoules qu'il avait tenté d'étouffer, Michael voit peu à peu émerger une fracture intérieure insoluble. Lawrence Valin réussit ici un exercice de haute voltige : celui d'endosser la double casquette d'acteur et de réalisateur, sans jamais sacrifier la finesse de son jeu ni la maîtrise de sa mise en scène. Sa performance est d’une grande vulnérabilité, capturant avec sagacité la complexité de ce personnage suspendu entre deux mondes et entre deux loyautés.

Techniquement, Little Jaffna est d'une maîtrise impressionnante, en particulier pour un premier film.

Chaque plan respire la méticulosité et la vision. Et le budget, intelligemment investi, se traduit par une texture d’image somptueuse, des choix de costumes précis ainsi que des mouvements de caméra fluides et élégants. Visuellement, le métrage est une splendeur, porté par une photographie vibrante qui épouse à merveille les contrastes émotionnels du récit. Les influences multiples du réalisateur - entre film noir français et les blockbusters de Kollywood – sont palpables sans jamais être pesantes sur la narration. Lawrence Valin ne se contente pas d’aligner des clins d’œil : il absorbe ses références, les réinvente, pour livrer un film véritablement hybride, unique dans le paysage du polar hexagonal. On n'avait jamais vu cela en France, et cette singularité fait de Little Jaffna une œuvre profondément rafraîchissante.

Le casting est lui aussi l'une des grandes réussites du film.

Lawrence s'entoure savamment d'un ensemble presque exclusivement franco-tamoul, et ose faire appel à de nombreux non-professionnels. Ce choix, loin d’être un handicap, confère au film une authenticité brute, une sincérité rare. Tous sonnent juste, avec une intensité qui évite les afféteries et saisit immédiatement le spectateur par sa vérité. Parmi eux, deux légendes du cinéma tamoul livrent des prestations marquantes. La grande Radikaa Sarathkumar, icône de Kollywood, incarne la grand-mère de Michael avec une sensibilité retenue, toute en regards et en silences, formidable pivot émotionnel du film et du protagoniste. De son côté, Vela Ramamoorthy campe un chef de gang glaçant d'autorité tranquille, dont l'aura magnétique rappelle les grandes figures du film noir.

Mais la véritable révélation de Little Jaffna s'appelle Puviraj Raveendran.

En imposant colosse, il impressionne autant par sa présence physique que par la tendresse qu’il parvient à faire émerger dans les moments les plus inattendus. Sa relation avec Selvi, incarnée avec justesse par la prometteuse Kawsie Chandra, ajoute une dimension émotionnelle subtile au récit, humanisant des personnages qui auraient pu sombrer dans la caricature.

En termes d'écriture, Little Jaffna témoigne d'un travail de fond impressionnant. On sent les années de maturation, de déconstruction et d'étayage. Chaque personnage est finement caractérisé, chaque dialogue sonne juste, et surtout, chaque scène semble portée par un propos clair. Lawrence Valin sait où il veut mener son histoire, mais il sait aussi ce qu'il veut faire ressentir au spectateur : la tension constante d’une identité clivée, l’écho sourd de traumatismes hérités, le poids silencieux des non-dits et des aveux avortés.

Ce projet n’est pas seulement un film de genre. C’est aussi un manifeste discret, mais déterminé.

Lawrence Valin le dit lui-même : il veut "enfoncer une porte" pour la représentation de la communauté tamoule au cinéma français, dans l'espoir que d'autres cinéastes prennent le relais pour raconter à leur tour leurs histoires. À travers ce geste, Little Jaffna dépasse son seul sujet pour devenir un acte politique, un appel à l'émancipation artistique et culturelle.

En définitive, Little Jaffna est une réussite éclatante. Un polar tendu et haletant, un drame identitaire poignant, un film visuellement superbe et émotionnellement bouleversant. Rarement un premier film aura autant maîtrisé son sujet tout en affichant une ambition esthétique et narrative aussi affirmée. Lawrence Valin impose avec ce coup d’essai l’espoir immense d’un nouveau souffle pour le cinéma français, à la fois plus divers, plus courageux et plus universel. Ainsi, Little Jaffna n'est pas qu'un film : c'est une porte ouverte sur un monde encore trop peu raconté.
LA NOTE: 5/5

mots par
Asmae Benmansour-Ammour
« Quand Nivin Pauly a dit mon prénom, je ne m'en souvenais même plus moi-même. »
lui écrire un petit mot ?