Critique de Homebound, ou comment survivre dans une démocratie qui s’effondre...
21 mai 2025

Un film pour ceux qu’on n’écoute jamais.
Homebound plonge dans le quotidien de Shoaib et Chandan, deux jeunes hommes issus des marges - sociales, religieuses et économiques – et qui luttent pour exister dans une Inde qui les considère au mieux comme des anomalies, au pire comme des nuisibles. La pandémie du COVID-19 et les confinements brutaux qu’elle a entraînés n’ont fait qu’aggraver une précarité déjà étouffante. Dans ce contexte, le métrage suit leurs tentatives désespérées pour rentrer chez eux, dans leurs villages respectifs, à pied ou en camion, au milieu de millions d'autres travailleurs migrants abandonnés par l’État. Neeraj Ghaywan y déploie une narration polyphonique, mais d’une grande fluidité, qui embrasse l’individuel et le collectif, l’intime et le militant.
Un regard humain sur un système inhumain.
Ce que filme Neeraj Ghaywan, c’est un système pipé jusqu’à la moelle. Un monde où l’ascenseur social est en panne depuis des générations et où les castes, plus qu’une structure sociale, sont une prison existentielle. C’est un thème qu’il connaît bien et qu’il avait déjà exploré avec sagacité dans Masaan et dans sa brillante participation au film à sketches Ajeeb Daastaans sur Netflix. Ici, il pousse encore plus loin son analyse, en y ajoutant une dénonciation féroce de l’islamophobie rampante - devenue une idéologie revendiquée depuis l’arrivée au pouvoir du BJP de Narendra Modi. L'oeuvre montre sans détour comment une partie de la population indienne est aujourd’hui traitée comme suspecte par défaut, comme si être musulman suffisait à devenir un citoyen de seconde zone.
Deux acteurs au sommet, une actrice de trop !
Dans les rôles principaux, Ishaan Khatter et Vishal Jethwa livrent des performances remarquables. Dans le rôle de Shoaib, Ishaan incarne avec une intensité bouleversante un homme usé par les épreuves, mais jamais vidé de sa dignité. Il donne corps à un personnage qui refuse de renoncer, même lorsque le sort s’acharne contre lui. Quant à Vishal Jethwa, il campe un Chandan d’abord candide et plein d’espoir, qui se heurte progressivement à la réalité brutale du monde qu’il habite. Son évolution, de la naïveté à la conscience, est l’un des arcs narratifs les plus émouvants de Homebound. Il incarne avec sincérité la responsabilité qui émerge peu à peu, à mesure qu'il comprend ce que d’autres ont sacrifié pour lui.
Malheureusement, cette finesse d’écriture ne s’applique pas à tous. Janhvi Kapoor, cantonnée à un rôle tertiaire sans réel intérêt narratif, incarne un personnage qui semble plaqué, sans impact sur le récit ni les arcs émotionnels principaux. Elle joue certes correctement, mais l’on sent hélas qu’elle est là pour d’autres raisons que la nécessité dramatique. Et c’est à vrai dire l’un des rares points noirs d’un film autrement très cohérent.
Un cinéma qui respire, qui sent, qui vibre.
L’une des grandes forces de Homebound, c’est son pouvoir immersif. Neeraj Ghaywan illustre l’Inde des oubliés avec un sens aigu du détail sensoriel : la chaleur accablante, la poussière des quartiers pauvres, la sueur sur les fronts des travailleurs, les trains bondés ou l’espoir ténu accroché à un billet de retour. La mise en scène ne cherche jamais l’esbroufe, mais trouve la beauté dans la vérité brute des choses. On sent que le cinéaste connaît ses lieux, ses corps et ses regards. Son écriture dialoguée, épidermique mais jamais prolixe témoigne d’un lien profond à ce qu’il raconte. Le métrage devient alors une expérience physique autant qu’émotionnelle. On le vit autant qu’on le regarde.
Un acte de courage dans une industrie muselée.
Homebound ne cherche pas à faire consensus. Il nomme, accuse et désigne. Sans détour ni velléité. Il parle de caste, de foi, de classe. Il aborde la crise sanitaire non comme un événement abstrait, mais comme un révélateur d’injustice. Il évoque la violence structurelle, la brutalité d’un pays qui célèbre ses millionnaires mais oublie ses manutentionnaires. En cela, Homebound est un acte de courage, surtout dans une industrie où l’autocensure et la peur du comité de censure - aux ordres du BJP - deviennent la norme.
Le fait que Karan Johar, souvent décrié pour ses choix formatés et son opportunisme, figure parmi les producteurs du film ajoute une couche d’ironie à l’ensemble. Opportuniste peut-être, mais il aura au moins permis à cette œuvre d’exister et, espérons-le, de toucher un public aussi large que possible.
Un film nécessaire, d’une importance capitale.
Distribué prochainement en France par Ad Vitam avec des sous-titres français assurés par François-Xavier Durandy, Homebound est un film essentiel. À la fois brûlant et maîtrisé, déchirant mais jamais désespéré, c’est une œuvre qui rappelle à quel point le cinéma peut et doit être un outil de témoignage, de contestation et de mémoire.
En conclusion
Neeraj Ghaywan s’impose comme une figure indispensable du cinéma indien indépendant avec cette œuvre qui regarde son système droit dans les yeux. À contre-courant d’un Bollywood en pleine dérive propagandiste, il continue de faire entendre des récits qui dérangent, qui éclairent et, plus que tout, qui émeuvent. Par les temps qui courent, c’est peut-être là l’un des actes artistiques les plus importants qu’on puisse poser.
LA NOTE: 4,5/5