#BoycottBollywood ou le pouvoir de la propagande : le cinéma hindi peut-il survivre ?
30 novembre 2022
Depuis plusieurs mois, le hashtag #BoycottBollywood se retrouve régulièrement en top tweet, questionnant ainsi sur la force d’un tel mouvement. Par ce biais, des twittos mécontents invitent les fans à ne pas aller voir de grosses productions en salles. Mais pourquoi le public semble-t-il vouloir boycotter l’industrie hindi ? Que lui reproche-t-il exactement ? Et dans quelle mesure ce phénomène peut-il avoir des conséquences sur les résultats box-office des productions bollywoodiennes ? Enfin, quel rôle jouent les actions de propagande du gouvernement dans tout cela ?
Les appels au boycott ont toujours existé et émanaient principalement de groupuscules extrémistes. L’un des exemples majeurs survenus ces dernières années concerne Padmavati, le projet ambitieux de Sanjay Leela Bhansali que deviendra Padmaavat. Des groupes suprémacistes hindous se sont effectivement insurgés contre le métrage, craignant que le cinéaste ne dévergonde la figure iconique de la reine Padmavati. L’article de notre rédactrice Fatima-Zahra revient d’ailleurs très précisément sur cette sombre affaire… Après plusieurs épisodes de destruction de matériel lors du tournage, des menaces de mort émises contre le metteur en scène et l’actrice principale Deepika Padukone, auxquelles s’ajoute une campagne de haine acharnée sur les réseaux sociaux ; le film est finalement parvenu à remplir les salles obscures, devenant le métrage le plus rentable de la carrière de son réalisateur. On pensait alors qu’il s’agissait d’un cas isolé, d’une malheureuse exception au dénouement rassurant. Pourtant, deux ans plus tard, tout allait changer…
C’est alors que le décès tragique de l’acteur Sushant Singh Rajput, survenu en juin 2020, a amené le public de Bollywood vers une transition majeure. En effet, sa disparition est venue mettre un peu plus en lumière la question du népotisme et ses conséquences néfastes pour les talents sans la moindre ascendance dans le métier. Car vous n’êtes pas sans savoir que Bollywood est particulièrement connu pour son fonctionnement très clanique, où le nom de famille et les relations font partie intégrante du système. Sushant était parmi les quelques grandes vedettes du cinéma hindi populaire à être issu d’un milieu modeste, sans la moindre connexion familiale avec le milieu. Son parcours a longtemps fait figure d’exemple. Et son décès, qui plus est dans des circonstances aussi dramatiques, a bouleversé l’opinion publique.
Une horde de fans s’est donc soulevée contre ceux qu’ils ont jugé responsables de la mort du regretté Sushant. Et pour eux, les coupables étaient déjà tous trouvés : les enfants de la balle. Ainsi, Alia Bhatt, symbole pour certains d’un népotisme décomplexé (puisqu’elle est la fille du réalisateur Mahesh Bhatt et le poulain du magnat Karan Johar), a été le réceptacle d’attaques, d’insultes et même de menaces de mort pour avoir “volé” la place à des acteurs considérés comme plus méritants selon ses détracteurs… Le phénomène prend une telle ampleur que des plaintes officielles contre les producteurs ayant manifestement promu des produits du népotisme ont été déposées, notamment contre Karan Johar.
Et si les raisons exactes du suicide de Sushant n’ont jamais été prouvées, il aura en tout cas fait bouger les lignes dans la façon dont le public aborde son cinéma. Si bien qu’encore aujourd’hui, dès qu’un projet d’envergure est sur le point de sortir avec des membres de grandes dynasties de Bollywood à sa tête, les actions de boycott deviennent presque systématiques.
Cependant, on peut se demander si la mort de Sushant n’a pas été instrumentalisée pour défendre d’autres idéologies. Par exemple, l’actrice Kangana Ranaut, qui n’a pourtant jamais travaillé avec le comédien de son vivant, s’est faite porte-parole de sa famille pour, d’après ses dires, “démanteler la mafia du népotisme” à Bollywood. Cette récupération médiatique interroge finalement sur ce qu’est devenu l’appel au boycott. A la base initié afin de marquer son soutien à Sushant Singh Rajput, il est devenu un outil offensif pour détruire les fondations de l'industrie hindi telle qu’on la connaît aujourd’hui. Et cela semble fonctionner car depuis deux ans, les grosses productions de Bollywood peinent à faire recette.
Mais le hashtag ne peut pas être tenu seul responsable des résultats décevants des films hindi au cinéma. Car il ne faut pas oublier que les salles ont subi un coup d’arrêt notable pendant deux longues années du fait de la crise sanitaire. Le cinéma, quasi lieu de culte pour les masses indiennes, a été contraint de fermer ses portes et a, de fait, vu nombre de ses gros projets repoussés pour une durée indéterminée. Les distributeurs ont dû se réinventer, avec une place majeure faite aux plateformes de SVOD dans un tel contexte. Mais les masses indiennes les plus modestes, celles qui n’ont pas les moyens de payer des abonnements sur plateforme, ont tout bonnement été privées de films durant cette période. Elles ont été privées de diversité, de cinéma original et ambitieux. Pendant deux ans, rien du tout. Et cela a eu de lourdes conséquences…
Il y a clairement eu un avant et un après Covid-19. Le public investit désormais la salle différemment. Aujourd’hui, il ne se déplacera plus pour rien et est en demande de films épiques, spectaculaires et surtout, avec une identité visuelle forte. Le grand divertissement est privilégié en salles, sans le caractère abrutissant et quelque peu paresseux des masala de Salman Khan. Le public en demande davantage. Et plus que jamais, il souhaite que l’investissement qu’il fait dans son ticket de cinéma soit vraiment rentable.
De tous temps, le cinéma indien a été vecteur de valeurs d’unité. De grands métrages populaires comme Rang De Basanti (2006), My Name Is Khan (2010) ou encore Bajrangi Bhaijaan (2015) portaient en eux des messages forts de tolérance et de vivre-ensemble. Ces œuvres, comme beaucoup d’autres dans la même démarche, ont rencontré un franc succès auprès du public.
Pourtant, depuis 2014, un nouveau chef du gouvernement est arrivé, bien décidé à changer la donne : il s’agit de nul autre que Narendra Modi. Membre du parti du BJP, le Premier Ministre annonce, lors de sa campagne puis de sa prise de pouvoir, souhaiter faire naître une “Nouvelle Inde”, promettant de lui redonner sa grandeur passée… Mais avant de s’attarder sur les conséquences de ses deux mandats sur l’offre culturelle indienne, il est indispensable de revenir sur ce qu’est exactement le BJP. Le Bharatiya Janata Party trouve ses origines dans le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), un groupe militariste d’extrême droite qui prône l’Hindutva, un projet d’hégémonie hindoue. Le RSS pense l’Inde comme une terre exclusivement hindoue. Il est d’ailleurs à noter que l’assassin du Mahatma Gandhi était membre de cette mouvance… En somme, il s’agirait de “laver” l’Inde pour qu’elle retrouve sa superbe. Entendez, laver l’Inde de ceux qui la détournent de la pureté de l’hindouisme… Le nationalisme hindoue mène, de manière de plus en plus criante, à une haine anti-musulman qui entâche de façon préoccupante les oeuvres culturelles du pays.
On constate d’ailleurs que l’instance majeure du gouvernement liée au septième art a commencé à agir depuis le début de l’ère Modi. En effet, le bureau indien de la censure (CBFC) qui contrôle ce qui sort et ce qui ne sort pas en salles est plus contraignant que jamais. Pahlaj Nihalani, qui officiait alors en tant que chef de ce bureau, a été purement et simplement remercié en 2017 par Smriti Irani, alors Ministre de l’Information et de l’Audiovisuel, pour être remplacé par le sans doute plus malléable Prasoon Joshi.
Et c’est ainsi que la propagande commence... Depuis que Narendra Modi est arrivé au pouvoir, son influence s’est faite ressentir jusque dans le cinéma indien.
On voit ainsi l’émergence de métrages tranchés, où le héros - forcément hindou - est incarné par des valeurs de pureté et d’intégrité. Ces films, à la manière des anciennes séries indiennes sur les textes du Mahabharata, viennent rappeler aux indiens que leur identité nationale est liée à la religion hindoue. Sous-entendant de manière assez frappante que la laïcité n’y tient aucune place…
Les films épiques et les péplums indiens qui ont vu le jour à ce moment-là s'appuient également sur une iconographie très proche de l’hindouisme. C’est ainsi que le présumément historique Tanhaji - The Unsung Warrior (2020) empreinte des images profondément liées à la mythologie hindoue, comme pour déifier son héros de guerre, présenté comme pur et valeureux. Et ce en opposition avec le méchant de l’histoire, évidemment musulman et diabolisé au possible.
Mais la première tentative de propagande douce est arrivée à peine un an après la prise de pouvoir de Modi avec Prem Ratan Dhan Payo (2015), qui avait vocation à illustrer le traditionalisme hindou dans toute sa splendeur. Malheureusement pour lui, la formule excessivement datée du métrage réalisé par Sooraj R. Barjatya (auquel on doit les non moins rétrogrades Hum Aapke Hain Koun et Vivah) rendra son message relativement inefficace…
La propagande s’intensifie autour du second mandat du Premier Ministre. On voit ainsi l’émergence de plusieurs hagiographies de héros de guerre, toujours hindous (Uri - The Surgical Strike, Shershaah, Major…), les illustrant en martyrs face à l’oppresseur, encore et toujours musulman…
Aussi, à l’aube de sa réélection, un film et une série sur Narendra Modi sont sortis dans le but de le glorifier au maximum : PM Narendra Modi (2019) et Modi - Journey of a Common Man (2019). Au même moment est proposé en salles un autre métrage, initié quant à lui afin de décrédibiliser le Parti du Congrès, opposant historique du BJP. Ce film, c’est The Accidental Prime Minister, également sorti en 2019 en vue des élections. L'œuvre tourne grossièrement en ridicule l’ancien chef du gouvernement Manmohan Singh, en le présentant comme une marionnette de la dynastie Gandhi… Arjun Mathur, acteur du métrage et jusque-là connu pour ses partis pris engagés, affirmera regretter d’y avoir participé. “Je me déteste de l’avoir fait.”
De façon de plus en plus évidente, Akshay Kumar (Samrat Prithviraj, Kesari, Sooryavanshi) et Ajay Devgan (Tanhaji - The Unsung Warrior, Bhuj - The Pride Of India) sont devenus de véritables pantins au service de Narendra Modi de par les films qu’ils servent, s’inscrivant sans détour dans sa démarche d’endoctrinement.
Aussi, le réalisateur Vivek Agnihotri, auquel on devait jusque-là des œuvres franchement oubliables (Hate Story, Zid), a donné un nouveau souffle à sa carrière en surfant sur la politique en place avec deux films hindi ayant pour vocation de délivrer la “vérité” selon le BJP. Ces films brillent par leur absence de nuance, leur inexactitude historique mais aussi par leur communication mensongère. Le dernier en date, The Kashmir Files, a particulièrement fait parler de lui…
Cet intérêt grandissant pour le métrage est d’autant plus inquiétant qu’il s’appuie sur de la pure désinformation. Car il n’y va pas avec le dos de la cuillère pour grossir des chiffres officiels, et servir de locomotive aux idéologies du parti en place. Narendra Modi lui-même en a fait la vive promotion, des membres du BJP offrant des tickets de cinéma gratuits pour aller voir le film ainsi que des jours de congés à leurs fonctionnaires... Résultat : The Kashmir Files est l’un des rares succès au box-office bollywoodien de l’année 2022. Lorsque le cinéaste acclamé Anurag Kashyap (auquel on doit notamment les géniaux Black Friday, Dev D, Gangs of Wasseypur…) déclare qu’il ne souhaite pas voir The Kashmir Files représenter l’Inde aux Oscars, la posture victimaire de Vivek Agnihotri resurgit. Il tweetait alors ceci : “Le lobby de Bollywood vicieux QUI NIE LE GENOCIDE a commencé sa campagne contre The Kashmir Files pour les Oscars, sous la houlette du réalisateur de Dobaaraa.”
Il faut également signaler qu’en 2022, Vivek Agnihotri est devenu membre du bureau de la censure indienne évoqué plus haut, et qu’il est également représentant du cinéma indien (oui, rien que ça !) au Conseil Indien pour les Relations Culturelles (Indian Council for Cultural Relations ou ICCR), prouvant une nouvelle fois son étroite collaboration avec le gouvernement, dont il promeut vivement les idées.
Le carton commercial de The Kashmir Files a vu l’émergence de projets semblables, au propos islamophobe pleinement assumé. De The Conversion à Hindutva, en passant par Ramrajya (tous sortis en 2022), la propagande est désormais ouverte, avec amalgames et discours de haine au menu… Dans une démarche moins frontale mais tout aussi dangereuse, les récentes sorties Ram Setu (avec, sans surprise, Akshay Kumar) et Code Name : Tiranga (avec Parineeti Chopra) ont à leur tour tenté de communiquer la vision de l’hindouisme glorieux et l’idéologie de la Nouvelle Inde.
Le changement se fait ressentir jusqu’aux prestigieux National Awards. Pour resituer, les National Film Awards sont initiés par le gouvernement indien et présentés par le Président du pays lui-même. Considérés de par leur sérieux comme l’équivalent des Oscars en Inde, les années Modi leur ont fait totalement perdre de leur superbe et surtout toute leur crédibilité ! Car depuis l'arrivée au pouvoir du Premier Ministre, plusieurs lauréats viennent mettre en lumière les évolutions alarmantes de l’industrie. Ainsi, ses proches amis et propagateurs privilégiés Akshay Kumar et Ajay Devgan ont tous deux eu droit à leur trophée du Meilleur Acteur, pour Rustom et Tanhaji - The Unsung Warrior respectivement. Et si vous avez vu ces films, vous comprendrez à quel point c’est illogique !
De son côté, l’actrice Kangana Ranaut, fervente supportrice de la politique du BJP, a reçu un National Award de la Meilleure Actrice assez incompréhensible pour Manikarnika - The Queen of Jhansi<:a>, qui brille par sa médiocrité et son message radical. Enfin, Pallavi Joshi a été sacrée Meilleur Second Rôle Féminin pour son rôle dans The Tashkent Files, l’un des outils de propagande initiés par Vivek Agnihotri. Des résultats qui interpellent non seulement de par la qualité discutable des œuvres primées, mais surtout du fait des messages sans détour qu’elles portent en leur sein.
Si le silence de grandes figures populaires de Bollywood fait franchement froid dans le dos, d’autres artistes ont osé s’exprimer sur ce glaçant phénomène. L’une d’elle, c’est la comédienne Swara Bhaskar (révélée par les films Tanu Weds Manu, Nil Battey Sannata et Veere Di Wedding) : “Bollywood est une industrie où les musulmans sont représentés, et ont du succès, ce qui dérange la droite hindoue. Si un média de masse populaire de divertissement est si organiquement laïque, pluraliste et diversifié, alors pour faire avancer leur programme d'une nation hindoue et discréditer la laïcité, ils doivent discréditer ce média.”
Son propos vient notamment expliquer l’appel au boycott particulièrement agressif dirigé contre l’acteur Aamir Khan, alors en pleine promotion de son film Laal Singh Chaddha, remake indien de Forrest Gump. La superstar de Bollywood s’était jusque-là imposée comme une valeur sûre au box-office de ces dix dernières années. Puisque depuis le succès énorme de son Ghajini (2008) tous les projets auxquels il a pris part n’ont eu de cesse de générer des recettes impressionnantes, chaque nouvelle sortie de la star surpassant systématiquement le film précédent (on citera 3 Idiots, PK, Dhoom 3, Dangal et Secret Superstar). Pourtant, Laal Singh Chaddha, proposé au public en août dernier, a réalisé des résultats très décevants, qui faisaient suite à une importante campagne de boycott menée sur Twitter à l’encontre de son acteur vedette. La raison ? Ses propos jugés “anti-patriotiques” datant de 2015, où le comédien affirmait que sa femme ne se sentait pas en sécurité en Inde. L’acteur, de confession musulmane, s’est ainsi attiré les foudres de membres du BJP et de twittos radicaux qui ont appelé à ne pas aller voir son métrage.
Mais pourquoi tant de haine contre Aamir Khan ? Une source, qui préfère rester anonyme, s’est adressée à un journaliste d’Al Jazeera et a apporté une piste de réponse : “Bollywood est le dernier bastion de laïcité à tenir debout. Nulle part ailleurs vous ne trouverez de musulmans qui détiennent autant de pouvoir et d’influence… Et le BJP n’aime pas ça.”
Le récent film de superhéros Brahmastra : Part One - Shiva, du fait du symbolisme hindou fort de son histoire, semble avoir réussi à être épargné par les invectives des radicaux selon le scénariste Hussain Haidry : “La campagne contre Laal Singh Chaddha a utilisé des motivations anti-musulmanes, qui n'ont pas pu être brandies contre Brahmastra.” Ce qui n’a pas empêché certains extrêmes de reprocher à l’actrice principale, Alia Bhatt, son prénom musulman ou son passeport britannique (sa mère Soni Razdan étant à moitié anglaise) !
S’il va sans dire que la campagne de boycott a sans doute joué en la défaveur de Laal Singh Chaddha, un autre élément est à prendre en compte dans son échec : son genre. Car effectivement, les films indiens à être parvenu à générer des bénéfices ont tous pour point commun d’être des grands divertissements d’action, sur fond d’enjeux historiques ou mythologiques. Ce qui n’était pas du tout le cas de Laal Singh Chaddha, qui constituait davantage un grand drame populaire.
Cela étant dit, le bide de Laal Singh Chaddha est-il aussi retentissant qu’on le prétend ? D’ailleurs, peut-on réellement se fier aux chiffres que l’on nous balance ? Notre rédactrice Fatima-Zahra en parlait déjà il y a quelques années dans notre magazine… Mais il semble qu’il n’existe aucun organisme officiel pour dénombrer de manière fiable les entrées des films, ni les recettes de ceux-ci. Du coup, les multiples sources divergent régulièrement sur les résultats d’une œuvre. Et en général, les chiffres annoncés par les producteurs sont plus importants que ceux énoncés par la presse. Il est donc souvent compliqué d’identifier la nature d’un plébiscite, surtout si même le budget de départ n’est pas clair. Car c’est ainsi qu’on évalue le succès ou l’échec d’une œuvre. Le film peut rapporter 10 millions de dollars au box-office, s’il en a coûté 50, c’est un flop. A contrario, un métrage plus modeste qui engrange 5 millions de dollars de recettes mais qui n’en a coûté que 2 est considéré comme un hit.
Il est également bon de rappeler qu’avec la pandémie, les plateformes de SVOD ont surinvesti le marché indien. Il est d’ailleurs à prévoir qu’elles compteront environ 500 millions d’utilisateurs d’ici 2023 ! Beaucoup de producteurs décident ainsi d’envoyer leurs œuvres sur ces services, limitant de facto le nombre de sorties en salles.
Enfin, un troisième facteur est à prendre en compte dans ces échecs multiples : le déclin des salles à écran unique. Effectivement, l’Inde est un pays où la culture des salles à écran unique est encore très présente. Cependant, la pandémie et le coup d’arrêt mis aux petits exploitants, qui proposaient des tarifs bien plus accessibles aux classes populaires, a aussi sa part de responsabilité dans les résultats box-office. Car désormais, les multiplexes détiennent une plus grande part du marché, et proposent des prix bien plus élevés car s’adressant à une population plus aisée. Plusieurs lieux de ce genre ont donc été contraints de fermer après la crise sanitaire. Sur le territoire indien, les écrans uniques sont passés de 8500 en 2018 sur le territoire à 6200 en 2022.
Le cinéma hindi vit une douloureuse période de transition. Ne sachant plus vraiment que faire pour attirer le public en salles, il tente de capitaliser sur des remakes de films dravidiens intéressants (Vikram Vedha, Mili…), sans pour autant y proposer quoi que ce soit d’inédit. Et alors que les industries du sud du pays continuent à gagner en ampleur et en influence, Bollywood semble désormais prisonnier de son statut de vitrine de l’Inde à l’international. Et c’est probablement pour cela que ses œuvres y sont de plus en plus dogmatiques et, par extension, de moins en moins authentiques. Il apparaît désormais presque impossible pour le cinéma hindi de retrouver un jour son statut de leader, comme la liberté de ton qu’il avait acquise. Ainsi, pour la survie du septième art de tout le pays, il est plus que probable que les lignes ne finissent par s’effacer, pour céder la place à un cinéma “pan-indien” avec des productions initiées par Bollywood mais produites en plusieurs langues.
Il reste encore de nombreux irréductibles, qu’il s’agisse de cinéastes hindi engagés comme Vishal Bhardwaj et Anurag Kashyap, ou d’industries comme celle de Mollywood, qui s’inscrit à contre-courant des volontés de division et d’ostracisme du gouvernement. Alors tant qu’il y aura encore des scénaristes, des metteurs en scène et des comédiens désireux de porter des valeurs de tolérance et de bienveillance, il y a de l’espoir…
C’est à ces questions que nous allons tenter de répondre…
Les appels au boycott ont toujours existé et émanaient principalement de groupuscules extrémistes. L’un des exemples majeurs survenus ces dernières années concerne Padmavati, le projet ambitieux de Sanjay Leela Bhansali que deviendra Padmaavat. Des groupes suprémacistes hindous se sont effectivement insurgés contre le métrage, craignant que le cinéaste ne dévergonde la figure iconique de la reine Padmavati. L’article de notre rédactrice Fatima-Zahra revient d’ailleurs très précisément sur cette sombre affaire… Après plusieurs épisodes de destruction de matériel lors du tournage, des menaces de mort émises contre le metteur en scène et l’actrice principale Deepika Padukone, auxquelles s’ajoute une campagne de haine acharnée sur les réseaux sociaux ; le film est finalement parvenu à remplir les salles obscures, devenant le métrage le plus rentable de la carrière de son réalisateur. On pensait alors qu’il s’agissait d’un cas isolé, d’une malheureuse exception au dénouement rassurant. Pourtant, deux ans plus tard, tout allait changer…
Sushant Singh Rajput, le symbole d’une nouvelle lutte.
C’est alors que le décès tragique de l’acteur Sushant Singh Rajput, survenu en juin 2020, a amené le public de Bollywood vers une transition majeure. En effet, sa disparition est venue mettre un peu plus en lumière la question du népotisme et ses conséquences néfastes pour les talents sans la moindre ascendance dans le métier. Car vous n’êtes pas sans savoir que Bollywood est particulièrement connu pour son fonctionnement très clanique, où le nom de famille et les relations font partie intégrante du système. Sushant était parmi les quelques grandes vedettes du cinéma hindi populaire à être issu d’un milieu modeste, sans la moindre connexion familiale avec le milieu. Son parcours a longtemps fait figure d’exemple. Et son décès, qui plus est dans des circonstances aussi dramatiques, a bouleversé l’opinion publique.
Une horde de fans s’est donc soulevée contre ceux qu’ils ont jugé responsables de la mort du regretté Sushant. Et pour eux, les coupables étaient déjà tous trouvés : les enfants de la balle. Ainsi, Alia Bhatt, symbole pour certains d’un népotisme décomplexé (puisqu’elle est la fille du réalisateur Mahesh Bhatt et le poulain du magnat Karan Johar), a été le réceptacle d’attaques, d’insultes et même de menaces de mort pour avoir “volé” la place à des acteurs considérés comme plus méritants selon ses détracteurs… Le phénomène prend une telle ampleur que des plaintes officielles contre les producteurs ayant manifestement promu des produits du népotisme ont été déposées, notamment contre Karan Johar.
Et si les raisons exactes du suicide de Sushant n’ont jamais été prouvées, il aura en tout cas fait bouger les lignes dans la façon dont le public aborde son cinéma. Si bien qu’encore aujourd’hui, dès qu’un projet d’envergure est sur le point de sortir avec des membres de grandes dynasties de Bollywood à sa tête, les actions de boycott deviennent presque systématiques.
Cependant, on peut se demander si la mort de Sushant n’a pas été instrumentalisée pour défendre d’autres idéologies. Par exemple, l’actrice Kangana Ranaut, qui n’a pourtant jamais travaillé avec le comédien de son vivant, s’est faite porte-parole de sa famille pour, d’après ses dires, “démanteler la mafia du népotisme” à Bollywood. Cette récupération médiatique interroge finalement sur ce qu’est devenu l’appel au boycott. A la base initié afin de marquer son soutien à Sushant Singh Rajput, il est devenu un outil offensif pour détruire les fondations de l'industrie hindi telle qu’on la connaît aujourd’hui. Et cela semble fonctionner car depuis deux ans, les grosses productions de Bollywood peinent à faire recette.
Le Covid en partie responsable ?
Mais le hashtag ne peut pas être tenu seul responsable des résultats décevants des films hindi au cinéma. Car il ne faut pas oublier que les salles ont subi un coup d’arrêt notable pendant deux longues années du fait de la crise sanitaire. Le cinéma, quasi lieu de culte pour les masses indiennes, a été contraint de fermer ses portes et a, de fait, vu nombre de ses gros projets repoussés pour une durée indéterminée. Les distributeurs ont dû se réinventer, avec une place majeure faite aux plateformes de SVOD dans un tel contexte. Mais les masses indiennes les plus modestes, celles qui n’ont pas les moyens de payer des abonnements sur plateforme, ont tout bonnement été privées de films durant cette période. Elles ont été privées de diversité, de cinéma original et ambitieux. Pendant deux ans, rien du tout. Et cela a eu de lourdes conséquences…
Il y a clairement eu un avant et un après Covid-19. Le public investit désormais la salle différemment. Aujourd’hui, il ne se déplacera plus pour rien et est en demande de films épiques, spectaculaires et surtout, avec une identité visuelle forte. Le grand divertissement est privilégié en salles, sans le caractère abrutissant et quelque peu paresseux des masala de Salman Khan. Le public en demande davantage. Et plus que jamais, il souhaite que l’investissement qu’il fait dans son ticket de cinéma soit vraiment rentable.
Éloge d’une idéologie politique inquiétante.
De tous temps, le cinéma indien a été vecteur de valeurs d’unité. De grands métrages populaires comme Rang De Basanti (2006), My Name Is Khan (2010) ou encore Bajrangi Bhaijaan (2015) portaient en eux des messages forts de tolérance et de vivre-ensemble. Ces œuvres, comme beaucoup d’autres dans la même démarche, ont rencontré un franc succès auprès du public.
Pourtant, depuis 2014, un nouveau chef du gouvernement est arrivé, bien décidé à changer la donne : il s’agit de nul autre que Narendra Modi. Membre du parti du BJP, le Premier Ministre annonce, lors de sa campagne puis de sa prise de pouvoir, souhaiter faire naître une “Nouvelle Inde”, promettant de lui redonner sa grandeur passée… Mais avant de s’attarder sur les conséquences de ses deux mandats sur l’offre culturelle indienne, il est indispensable de revenir sur ce qu’est exactement le BJP. Le Bharatiya Janata Party trouve ses origines dans le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), un groupe militariste d’extrême droite qui prône l’Hindutva, un projet d’hégémonie hindoue. Le RSS pense l’Inde comme une terre exclusivement hindoue. Il est d’ailleurs à noter que l’assassin du Mahatma Gandhi était membre de cette mouvance… En somme, il s’agirait de “laver” l’Inde pour qu’elle retrouve sa superbe. Entendez, laver l’Inde de ceux qui la détournent de la pureté de l’hindouisme… Le nationalisme hindoue mène, de manière de plus en plus criante, à une haine anti-musulman qui entâche de façon préoccupante les oeuvres culturelles du pays.
On constate d’ailleurs que l’instance majeure du gouvernement liée au septième art a commencé à agir depuis le début de l’ère Modi. En effet, le bureau indien de la censure (CBFC) qui contrôle ce qui sort et ce qui ne sort pas en salles est plus contraignant que jamais. Pahlaj Nihalani, qui officiait alors en tant que chef de ce bureau, a été purement et simplement remercié en 2017 par Smriti Irani, alors Ministre de l’Information et de l’Audiovisuel, pour être remplacé par le sans doute plus malléable Prasoon Joshi.
Et c’est ainsi que la propagande commence... Depuis que Narendra Modi est arrivé au pouvoir, son influence s’est faite ressentir jusque dans le cinéma indien.
On voit ainsi l’émergence de métrages tranchés, où le héros - forcément hindou - est incarné par des valeurs de pureté et d’intégrité. Ces films, à la manière des anciennes séries indiennes sur les textes du Mahabharata, viennent rappeler aux indiens que leur identité nationale est liée à la religion hindoue. Sous-entendant de manière assez frappante que la laïcité n’y tient aucune place…
Les films épiques et les péplums indiens qui ont vu le jour à ce moment-là s'appuient également sur une iconographie très proche de l’hindouisme. C’est ainsi que le présumément historique Tanhaji - The Unsung Warrior (2020) empreinte des images profondément liées à la mythologie hindoue, comme pour déifier son héros de guerre, présenté comme pur et valeureux. Et ce en opposition avec le méchant de l’histoire, évidemment musulman et diabolisé au possible.
Mais la première tentative de propagande douce est arrivée à peine un an après la prise de pouvoir de Modi avec Prem Ratan Dhan Payo (2015), qui avait vocation à illustrer le traditionalisme hindou dans toute sa splendeur. Malheureusement pour lui, la formule excessivement datée du métrage réalisé par Sooraj R. Barjatya (auquel on doit les non moins rétrogrades Hum Aapke Hain Koun et Vivah) rendra son message relativement inefficace…
La propagande s’intensifie autour du second mandat du Premier Ministre. On voit ainsi l’émergence de plusieurs hagiographies de héros de guerre, toujours hindous (Uri - The Surgical Strike, Shershaah, Major…), les illustrant en martyrs face à l’oppresseur, encore et toujours musulman…
Aussi, à l’aube de sa réélection, un film et une série sur Narendra Modi sont sortis dans le but de le glorifier au maximum : PM Narendra Modi (2019) et Modi - Journey of a Common Man (2019). Au même moment est proposé en salles un autre métrage, initié quant à lui afin de décrédibiliser le Parti du Congrès, opposant historique du BJP. Ce film, c’est The Accidental Prime Minister, également sorti en 2019 en vue des élections. L'œuvre tourne grossièrement en ridicule l’ancien chef du gouvernement Manmohan Singh, en le présentant comme une marionnette de la dynastie Gandhi… Arjun Mathur, acteur du métrage et jusque-là connu pour ses partis pris engagés, affirmera regretter d’y avoir participé. “Je me déteste de l’avoir fait.”
De façon de plus en plus évidente, Akshay Kumar (Samrat Prithviraj, Kesari, Sooryavanshi) et Ajay Devgan (Tanhaji - The Unsung Warrior, Bhuj - The Pride Of India) sont devenus de véritables pantins au service de Narendra Modi de par les films qu’ils servent, s’inscrivant sans détour dans sa démarche d’endoctrinement.
Modi ou l’art de la désinformation.
Aussi, le réalisateur Vivek Agnihotri, auquel on devait jusque-là des œuvres franchement oubliables (Hate Story, Zid), a donné un nouveau souffle à sa carrière en surfant sur la politique en place avec deux films hindi ayant pour vocation de délivrer la “vérité” selon le BJP. Ces films brillent par leur absence de nuance, leur inexactitude historique mais aussi par leur communication mensongère. Le dernier en date, The Kashmir Files, a particulièrement fait parler de lui…
Cet intérêt grandissant pour le métrage est d’autant plus inquiétant qu’il s’appuie sur de la pure désinformation. Car il n’y va pas avec le dos de la cuillère pour grossir des chiffres officiels, et servir de locomotive aux idéologies du parti en place. Narendra Modi lui-même en a fait la vive promotion, des membres du BJP offrant des tickets de cinéma gratuits pour aller voir le film ainsi que des jours de congés à leurs fonctionnaires... Résultat : The Kashmir Files est l’un des rares succès au box-office bollywoodien de l’année 2022. Lorsque le cinéaste acclamé Anurag Kashyap (auquel on doit notamment les géniaux Black Friday, Dev D, Gangs of Wasseypur…) déclare qu’il ne souhaite pas voir The Kashmir Files représenter l’Inde aux Oscars, la posture victimaire de Vivek Agnihotri resurgit. Il tweetait alors ceci : “Le lobby de Bollywood vicieux QUI NIE LE GENOCIDE a commencé sa campagne contre The Kashmir Files pour les Oscars, sous la houlette du réalisateur de Dobaaraa.”
Il faut également signaler qu’en 2022, Vivek Agnihotri est devenu membre du bureau de la censure indienne évoqué plus haut, et qu’il est également représentant du cinéma indien (oui, rien que ça !) au Conseil Indien pour les Relations Culturelles (Indian Council for Cultural Relations ou ICCR), prouvant une nouvelle fois son étroite collaboration avec le gouvernement, dont il promeut vivement les idées.
Le carton commercial de The Kashmir Files a vu l’émergence de projets semblables, au propos islamophobe pleinement assumé. De The Conversion à Hindutva, en passant par Ramrajya (tous sortis en 2022), la propagande est désormais ouverte, avec amalgames et discours de haine au menu… Dans une démarche moins frontale mais tout aussi dangereuse, les récentes sorties Ram Setu (avec, sans surprise, Akshay Kumar) et Code Name : Tiranga (avec Parineeti Chopra) ont à leur tour tenté de communiquer la vision de l’hindouisme glorieux et l’idéologie de la Nouvelle Inde.
Le changement se fait ressentir jusqu’aux prestigieux National Awards. Pour resituer, les National Film Awards sont initiés par le gouvernement indien et présentés par le Président du pays lui-même. Considérés de par leur sérieux comme l’équivalent des Oscars en Inde, les années Modi leur ont fait totalement perdre de leur superbe et surtout toute leur crédibilité ! Car depuis l'arrivée au pouvoir du Premier Ministre, plusieurs lauréats viennent mettre en lumière les évolutions alarmantes de l’industrie. Ainsi, ses proches amis et propagateurs privilégiés Akshay Kumar et Ajay Devgan ont tous deux eu droit à leur trophée du Meilleur Acteur, pour Rustom et Tanhaji - The Unsung Warrior respectivement. Et si vous avez vu ces films, vous comprendrez à quel point c’est illogique !
De son côté, l’actrice Kangana Ranaut, fervente supportrice de la politique du BJP, a reçu un National Award de la Meilleure Actrice assez incompréhensible pour Manikarnika - The Queen of Jhansi<:a>, qui brille par sa médiocrité et son message radical. Enfin, Pallavi Joshi a été sacrée Meilleur Second Rôle Féminin pour son rôle dans The Tashkent Files, l’un des outils de propagande initiés par Vivek Agnihotri. Des résultats qui interpellent non seulement de par la qualité discutable des œuvres primées, mais surtout du fait des messages sans détour qu’elles portent en leur sein.
Une véritable montée en puissance du boycott ?
Si le silence de grandes figures populaires de Bollywood fait franchement froid dans le dos, d’autres artistes ont osé s’exprimer sur ce glaçant phénomène. L’une d’elle, c’est la comédienne Swara Bhaskar (révélée par les films Tanu Weds Manu, Nil Battey Sannata et Veere Di Wedding) : “Bollywood est une industrie où les musulmans sont représentés, et ont du succès, ce qui dérange la droite hindoue. Si un média de masse populaire de divertissement est si organiquement laïque, pluraliste et diversifié, alors pour faire avancer leur programme d'une nation hindoue et discréditer la laïcité, ils doivent discréditer ce média.”
Son propos vient notamment expliquer l’appel au boycott particulièrement agressif dirigé contre l’acteur Aamir Khan, alors en pleine promotion de son film Laal Singh Chaddha, remake indien de Forrest Gump. La superstar de Bollywood s’était jusque-là imposée comme une valeur sûre au box-office de ces dix dernières années. Puisque depuis le succès énorme de son Ghajini (2008) tous les projets auxquels il a pris part n’ont eu de cesse de générer des recettes impressionnantes, chaque nouvelle sortie de la star surpassant systématiquement le film précédent (on citera 3 Idiots, PK, Dhoom 3, Dangal et Secret Superstar). Pourtant, Laal Singh Chaddha, proposé au public en août dernier, a réalisé des résultats très décevants, qui faisaient suite à une importante campagne de boycott menée sur Twitter à l’encontre de son acteur vedette. La raison ? Ses propos jugés “anti-patriotiques” datant de 2015, où le comédien affirmait que sa femme ne se sentait pas en sécurité en Inde. L’acteur, de confession musulmane, s’est ainsi attiré les foudres de membres du BJP et de twittos radicaux qui ont appelé à ne pas aller voir son métrage.
Mais pourquoi tant de haine contre Aamir Khan ? Une source, qui préfère rester anonyme, s’est adressée à un journaliste d’Al Jazeera et a apporté une piste de réponse : “Bollywood est le dernier bastion de laïcité à tenir debout. Nulle part ailleurs vous ne trouverez de musulmans qui détiennent autant de pouvoir et d’influence… Et le BJP n’aime pas ça.”
Le récent film de superhéros Brahmastra : Part One - Shiva, du fait du symbolisme hindou fort de son histoire, semble avoir réussi à être épargné par les invectives des radicaux selon le scénariste Hussain Haidry : “La campagne contre Laal Singh Chaddha a utilisé des motivations anti-musulmanes, qui n'ont pas pu être brandies contre Brahmastra.” Ce qui n’a pas empêché certains extrêmes de reprocher à l’actrice principale, Alia Bhatt, son prénom musulman ou son passeport britannique (sa mère Soni Razdan étant à moitié anglaise) !
S’il va sans dire que la campagne de boycott a sans doute joué en la défaveur de Laal Singh Chaddha, un autre élément est à prendre en compte dans son échec : son genre. Car effectivement, les films indiens à être parvenu à générer des bénéfices ont tous pour point commun d’être des grands divertissements d’action, sur fond d’enjeux historiques ou mythologiques. Ce qui n’était pas du tout le cas de Laal Singh Chaddha, qui constituait davantage un grand drame populaire.
Cela étant dit, le bide de Laal Singh Chaddha est-il aussi retentissant qu’on le prétend ? D’ailleurs, peut-on réellement se fier aux chiffres que l’on nous balance ? Notre rédactrice Fatima-Zahra en parlait déjà il y a quelques années dans notre magazine… Mais il semble qu’il n’existe aucun organisme officiel pour dénombrer de manière fiable les entrées des films, ni les recettes de ceux-ci. Du coup, les multiples sources divergent régulièrement sur les résultats d’une œuvre. Et en général, les chiffres annoncés par les producteurs sont plus importants que ceux énoncés par la presse. Il est donc souvent compliqué d’identifier la nature d’un plébiscite, surtout si même le budget de départ n’est pas clair. Car c’est ainsi qu’on évalue le succès ou l’échec d’une œuvre. Le film peut rapporter 10 millions de dollars au box-office, s’il en a coûté 50, c’est un flop. A contrario, un métrage plus modeste qui engrange 5 millions de dollars de recettes mais qui n’en a coûté que 2 est considéré comme un hit.
Il est également bon de rappeler qu’avec la pandémie, les plateformes de SVOD ont surinvesti le marché indien. Il est d’ailleurs à prévoir qu’elles compteront environ 500 millions d’utilisateurs d’ici 2023 ! Beaucoup de producteurs décident ainsi d’envoyer leurs œuvres sur ces services, limitant de facto le nombre de sorties en salles.
Enfin, un troisième facteur est à prendre en compte dans ces échecs multiples : le déclin des salles à écran unique. Effectivement, l’Inde est un pays où la culture des salles à écran unique est encore très présente. Cependant, la pandémie et le coup d’arrêt mis aux petits exploitants, qui proposaient des tarifs bien plus accessibles aux classes populaires, a aussi sa part de responsabilité dans les résultats box-office. Car désormais, les multiplexes détiennent une plus grande part du marché, et proposent des prix bien plus élevés car s’adressant à une population plus aisée. Plusieurs lieux de ce genre ont donc été contraints de fermer après la crise sanitaire. Sur le territoire indien, les écrans uniques sont passés de 8500 en 2018 sur le territoire à 6200 en 2022.
Quel avenir pour Bollywood ?
Le cinéma hindi vit une douloureuse période de transition. Ne sachant plus vraiment que faire pour attirer le public en salles, il tente de capitaliser sur des remakes de films dravidiens intéressants (Vikram Vedha, Mili…), sans pour autant y proposer quoi que ce soit d’inédit. Et alors que les industries du sud du pays continuent à gagner en ampleur et en influence, Bollywood semble désormais prisonnier de son statut de vitrine de l’Inde à l’international. Et c’est probablement pour cela que ses œuvres y sont de plus en plus dogmatiques et, par extension, de moins en moins authentiques. Il apparaît désormais presque impossible pour le cinéma hindi de retrouver un jour son statut de leader, comme la liberté de ton qu’il avait acquise. Ainsi, pour la survie du septième art de tout le pays, il est plus que probable que les lignes ne finissent par s’effacer, pour céder la place à un cinéma “pan-indien” avec des productions initiées par Bollywood mais produites en plusieurs langues.
Mais jusqu’où ira l’influence du gouvernement ? L’idéologie de Modi peut-elle tuer l’âme du cinéma indien ?
Il reste encore de nombreux irréductibles, qu’il s’agisse de cinéastes hindi engagés comme Vishal Bhardwaj et Anurag Kashyap, ou d’industries comme celle de Mollywood, qui s’inscrit à contre-courant des volontés de division et d’ostracisme du gouvernement. Alors tant qu’il y aura encore des scénaristes, des metteurs en scène et des comédiens désireux de porter des valeurs de tolérance et de bienveillance, il y a de l’espoir…